En lisant une telle assertion, tu dois passablement pouffer de rire, toi qui «du matin jusques au soir» vis dans un univers numérique. En revanche, tu dois manquer de t’étrangler en avalant tes céréales quand tu entends qu’un enseignant ne veut pas t’éduquer, toi qui appartiens au mythe faux et archifaux de la génération Y, et qui connais toute l’étendue de ce mensonge. Certes, un clavier n’a pour toi rien d’anxiogène, mais tu as besoin d’apprendre à t’en servir. En effet, il ne suffit pas de naître dans une bibliothèque ou un centre hippique pour devenir un grand lecteur ou un cavalier émérite. Il faut apprendre.
De surcroît, tu sais bien que «numérique», ça ne veut rien dire. S’agit-il de calcul numérique ? De signal numérique ? D’appareil numérique ? Et dans ce dernier cas, parle-t-on de caméra, d’appareil photo, de téléviseur numériques ? Et, au fait, la fracture numérique n’existe-t-elle plus ? Tous les adolescents sont-ils devenus égaux face au numérique ? Ont-ils tous les mêmes capacités ? Le même équipement ? La même connexion internet ?
Bref, la chose est si vague, si fausse, si révoltante qu’elle devrait susciter l’indignation. Mais non, les gens ont préféré applaudir à tout rompre.
Le lycéen – lui qui vit et jongle en permanence avec divers appareils – ne mérite pas que l’on se désintéresse à ce point de son présent. On ne peut non plus négliger son avenir dans lequel les machines seront chaque jour davantage omniprésentes. Demain, le lycéen votera sur son téléphone, il paiera ses courses avec ce même appareil. Il rencontrera peut-être même sa femme par ce truchement. Sa culture – fût-elle littéraire – est numérique. Lui dire que l’enseignement se désintéresse de cette question, c’est lui dire : «Ton univers ne m’intéresse pas. Le tien et le mien (celui de la littérature, celui de la poésie et du baroque) ne s’interpénétreront jamais».
Le professeur de lettres que je suis trouve ce discours absolument inaudible. Le professeur que je suis voudrait te dire tout ce que je souhaiterais que tu apprennes si j’avais la charge de ton éducation numérique.
Tout d’abord, tu apprendrais à te servir d’un clavier. Tu apprendrais donc la dactylographie afin de frapper mélodieusement et délicatement de tes dix doigts ce clavier que tu utilises tous les jours. Et pas comme ces autodidactes heurtant nerveusement et fébrilement les touches lorsqu’ils chattent sur les messageries instantanées. Les raccourcis clavier, les combinaisons de touches n’auraient aucun secret pour toi. Ta frappe aurait l’efficacité d’un développeur programmant en C++.
Tu apprendrais également la typographie, afin que les documents que tu imprimes n’aient pas la laideur repoussante de ceux que les adultes nous imposent. Tu découvrirais différentes «fontes» et saurais ce qu’est une espace insécable ou le quart de cadratin. Soucieux de ton orthographe, tu découvrirais l’importance et la richesse des correcteurs orthographiques que sont Antidote ou le Petit ProLexis.
Tu apprendrais à te servir d’une machine, à la démonter et à la remonter, tu considérerais chaque système d’exploitation, chaque programme à sa juste valeur, et ta pratique ne serait pas assujettie à celle qui t’a été imposée par l’usage, celui du cercle familial, de l’impact publicitaire ou même du coût financier.
La programmation serait enseignée. L’omniprésence du web ne plaide-t-elle pas en faveur du HTML 5, du CSS 3, du JavaScript, etc. ? Eh quoi ? Un internaute ne serait-il qu’un simple usager, jamais un créateur ? Le web 2.0 n’était-il qu’un mythe ? Faut-il enfermer les lycéens dans la simple utilisation de programme délivrant des sites tout faits ? Désire-t-on un web uniforme ? En outre, l’apprentissage de la programmation invite à la plus grande des rigueurs : si le programme est mal écrit, il ne fonctionne pas.
L’usage du web doit-il se conformer à des lois sinon iniques du moins inadaptées ? Un lycéen devrait pouvoir outrepasser les filtres qui lui sont imposés. Il doit pouvoir assurer la sécurité de son réseau wifi. Il doit pouvoir déplomber ce qu’il a légalement acheté pour pouvoir en jouir à sa guise. Il doit pouvoir regarder ses séries américaines sans que l’industrie télévisuelle ne lui indique quand, comment et de quelle façon il doit les regarder. De ce point de vue, le lycéen doit être un hacker, et un hacker qui parle anglais. Il est même polyglotte, parce que connecté aux réseaux sociaux, il s’adresse à la planète entière. Il parle à ceux qui se trouvent dans leur printemps révolutionnaire, il parle aux lycéens des antipodes subissant des cataclysmes, il suit sur son téléphone l’arrestation de Ben Laden avant tout le monde.
Enfin, on peut espérer que ce lycéen, tel un de ces étudiants facétieux qui hantent les romans ou l’histoire de l’informatique, soit l’un de ces farceurs qui font enrager les grandes entreprises. Un Steve Wozniak en puissance mâtiné de Panurge.
La culture qui est la sienne est aussi une culture soucieuse de la garantie des libertés informatiques. Le lycéen est soucieux de sa vie privée (il sait par exemple ce qu’est un VPN), il est désireux d’utiliser les standards de l’informatique, et recherche autant que faire se peut les logiciels libres. Il ne veut pas mettre son avenir (et tous ses précieux documents) entre les mains de géants informatiques mercantiles.
Retourné dans la galaxie Gutenberg, il est sorti d’un univers que l’on croyait un temps uniquement dévolu au monde de l’image. Le lycéen passe son temps à lire… sur internet. Il faut donc lui apprendre à le faire, à choisir soigneusement ses sources pour éviter de se faire berner par le moindre pervers malicieux. Il doit croire en la liberté de la presse, et la parcourir quotidiennement. Il doit lire autant de livres qu’il veut sur son iPad, sa tablette Androïd, sur ce qu’il veut enfin, mais lire. Et prendre des notes avec l’un de ces merveilleux programmes qu’est, par exemple, Evernote. Quand il part en vacances, il a dans sa poche ou dans son sac des milliers de livres. Il peut même, s’il le désire et si on l’a aidé à en comprendre l’importance, avoir le Grand Robert. Avec cela, il ne reviendra jamais au papier, ce support jauni, terne, en petits caractères noir et blanc. Et quand il achoppe sur une notion, quelle qu’elle soit, il doit pouvoir trouver de l’aide dans cette grande bibliothèque qu’est internet soit en cherchant, soit en s’adressant à ses enseignants bienveillants par le biais de la visioconférence.