Le péril éducatif
L’enseignement que je prodigue essaie autant que faire se peut de s’éloigner d’une transmission qui s’appliquerait aveuglément et indifféremment à tous. Je désire plus que tout prendre le contre-pied d’un enseignement (et ce n’est vraiment pas toujours facile) qui ferait fi des besoins spécifiques de chaque élève.
C’est que, comme le disait Ken Robinson dans Creative schools (chapitre 9 Bring it all back home, empl. 3026) :
One of the perils of standardized education is the idea that one size fits all.
C’est d’ailleurs cette idée qui prévaut quand je propose des dictées différenciées comme en témoigne mon précédent article Cette année la dictée en cache trois. Force est de constater que donner la même dictée à 26 élèves différents, de nationalités différentes, d’âges différents, de niveau différents, de motivations différentes n’a aucun sens. ♂️
Fort de ce point de vue, j’avais commencé par enregistrer mes dictées au format mp3 pour que les élèves les fassent à leur rythme. Mais cette année, chaque dictée est désormais déclinée en trois niveaux pour que les élèves les fassent en fonction de leurs capacités.
Mais qu’en est-il de l’enseignement de la grammaire ? Comment différencier ?
Tout commence par un Kahoot
Tout commence par un simple test, mais pas n’importe quel test. Un Kahoot. Cette très simple application en ligne a la capacité d’électrifier une classe. Et ce n’est pas la moindre merveille de voir tous les élèves se lever, tablette à la main pour répondre aux questions du quiz, bataillant pour trouver la bonne réponse. Quoi qu’on pense de la chose, les faits sont là : on voit des élèves se passionner pour… un test de grammaire ! 😮 Il n’entre pas dans mon sujet d’expliquer plus avant ce qu’est un Kahoot (ou tout autre forme de quiz en ligne, comme Nearpod ou Plickers). Il suffira d’avoir à l’esprit qu’on fait participer tous les élèves. Pas un seul timide ne conserve sa réponse pour lui-même au fond de la classe puisqu’il n’a ni à mettre à l’épreuve sa capacité à parler en public ni à affronter le regard des autres.
C’est donc un premier point primordial (si j’ose dire) : tous les élèves contribuent activement et ce dans une atmosphère de joie peu commune.
Tout cela est parfait, mais encore ?
Exploiter les données
Ce qui m’importe, ce sont alors les résultats que j’obtiens dans une feuille de calcul. En effet, quand le test est terminé, l’application génère une page sur laquelle on va trouver toutes sortes d’informations.
Ainsi, j’obtiens un classement (ce qui n’est pas la chose la plus pertinente), mais surtout je vois quel élève a réussi quoi. Par exemple, tout en haut du Google Sheets, apparaît tel élève qui a tout réussi sauf la conjugaison du futur simple. Tel autre a besoin de revoir diverses règles de grammaire et d’orthographe : la nature, la fonction, le pluriel, etc.
Demander le menu !
Je vais donc éplucher cette feuille de calcul afin d’établir un programme spécifique à chaque élève. Pour chacun d’entre eux, je liste les points à revoir. Je prépare un certain nombre de ressources en fonction desdits points. Dans l’exemple ci-dessous, l’élève doit mettre des groupes nominaux au pluriel puis des phrases. À chaque étape de l’exercice, il doit réexpliquer la règle ou du moins formuler ce qu’il a compris, tandis que des élèves qui n’ont aucun souci avec le pluriel s’attèleront à d’autres tâches.
Bien sûr, du fait qu’on utilise des Google Forms pour faire les exercices, je récupère à nouveau les résultats dans une feuille de calcul. Et l’on sait que la notation (si l’on veut noter) peut même être automatisée en ajoutant à Chrome un add-on comme Doctopus.
Créer du lien
À cela, j’ajoute un document que je donne à l’élève et dont la fonction est double. Il sert de menu indiquant ce que l’élève doit faire. Mais ce document sert également à établir un contact entre l’élève et l’enseignant. Ce document doit permettre à l’élève de dire : « J’ai pu faire ceci, mais pas cela et je vous explique pourquoi » (et naturellement l’enseignant peut répondre en insérant des commentaires). Enfin, au bas de ce document apparaît une date qui fixe le jour de la prochaine évaluation.
Pour conclure
Tout cela demande un temps important de préparation. C’est pour cette raison qu’il est fondamental de constituer des banques d’exercices, ce que l’on peut faire entre collègues (par exemple, partager un dossier commun dans lequel on peut mettre les préparations de chacun).
Cela demande aussi beaucoup de temps aux élèves de reprendre là où ils ont des difficultés, de formuler les règles, d’être réévalués, etc. Mais on peut prendre le parti de la lenteur et devenir adepte du slow movement. On a alors non plus des objectifs de rentabilité (réaliser un programme, mettre des notes) mais de qualité (donner à l’élève la possibilité de revenir en arrière, de recommencer jusqu’à ce que l’évaluation soit satisfaisante).
Ken Robinson, dans l’ouvrage mentionné au début de cet article, montre comment la Révolution industrielle a engendré une conception de l’éducation fondée sur la notion de rentabilité. Il développe ensuite une analogie intéressante entre agriculture et éducation. De même qu’on oppose agriculture intensive et agriculture biologique, Ken Robinson oppose une éducation naturelle, biologique à une éducation intensive, industrielle :
education is not an industrial process at all; it is an organic one.
(op. cit., empl. 771)
Et il ajoute plus loin :
As in farming, the emphasis in industrial education has been, and increasingly is, on outputs and yield: improving test results, dominating league tables, raising the number of graduates.
[…]
Education is really improved only when we understand that it too is a living system and that people thrive in certain conditions and not in others.
(op. cit., empl. 810)
Bien des choses sont nécessaires pour que les élèves réussissent (to thrive évoque à la fois la réussite, le développement, la croissance), mais je suis persuadé que le temps et un programme adapté – en l’occurrence en orthographe et en grammaire pour mes collégiens – sont des facteurs essentiels de l’épanouissement scolaire.