Une exposition à la Bodleian Library
En passant à Oxford (que c’est beau !), et au hasard d’une promenade, j’ai eu la chance de voir une exposition sur le livre à la Bodleian Library. Mon attention a tout d’abord été attirée par une vidéo racontant l’incroyable processus de création d’un livre manuscrit. Non pas qu’on y apprenne grand-chose de nouveau, mais cela m’a inspiré quelques réflexions.
On le sait, le livre est un objet incroyablement complexe. L’ensemble du processus rend compte de sa richesse : de l’animal dont on a récupéré la peau, à sa longue préparation (comme le rappelle l’exposition avec humour, « l’animal ne naît pas rectangulaire »), en passant par la constitution de l’encre, la taille de la plume, l’écriture patiente et soignée, les emplacements laissés à l’enlumineur dessinant, peignant à grosses gouttes puis appliquant ses feuilles d’or et, pour finir, le travail de reliure des feuillets à la grosse aiguille et l’épaisse couverture protégeant le tout et souvent accompagné d’un fermoir savamment ouvragé. On voit bien à quel point le livre était un bel ouvrage (désolé pour la tautologie).
Métamorphoses du livre
Naturellement, le livre tel qu’on le connaîtra ensuite tout au long des siècles qui ont suivi la découverte de l’imprimerie subira bien des métamorphoses. Il aura fallu inventer le papier, matière première indispensable pour que les orfèvres travaillant le métal appliquent leur savoir-faire à la création des fontes (lisez L’Apparition du livre de Lucien Febvre et Henri-Jean pour en savoir plus sur le sujet).
La confection de l’objet connaîtra une nette accélération malgré une confection encore très artisanale pendant des années et des années, et puis, dans les années 1950, on en est arrivé à la démocratisation de la chose. Un jour, le livre est devenu livre de poche. Papier recyclé, colle séchant précocement et cassant, encre s’effaçant au contact du pouce ; objet devenu courant et accessible mais devenu si laid et ayant perdu sa consistance ; il semble à peine le reflet de ses illustres ancêtres.
Le livre et la nymphe
Ce n’est pas que je regrette que seule une maigre aristocratie ait les moyens de commander et acheter de rares et splendides ouvrages, mais il m’apparaît à présent avec évidence que le livre est un peu comme la nymphe Écho. Malheureuse de ne pas être aimée du beau Narcisse auquel elle ne peut s’adresser, elle dépérit, maigrit et perd son corps pour n’être plus qu’un son. Le livre, aujourd’hui, c’est un peu la même chose. On est passé du superbe objet fait de cuir et de vélin au petit format du Folio et puis il est devenu fichier numérique. Il est presque intangible et ne pèse désormais que quelques kiloctets. À peine. C’est devenu un bien immatériel.
Et vous savez quoi ? Eh bien, c’est tout à fait normal. Ça va dans le sens de l’histoire. Beaucoup de gens expriment leur amour du livre, du papier, de l’objet palpable, lourd et manipulable. Mais cet objet prétendument aimé a commencé à disparaître il y a déjà plusieurs siècles. Précisons dans une parenthèse que je vais très vite refermer que les beaux livres ont trouvé refuge dans les catalogues d’exposition, les livres d’art ou la littérature de jeunesse richement illustrée. Seulement, ce n’est pas la majorité des livres. Notre objet de consommation n’est pas le beau livre. C’est un ersatz qui s’il disparaît un jour face au livre numérique ne saurait vraiment être regretté.
Mais on sait bien qu’il n’y aucune raison pour que le livre même de médiocre qualité disparaisse. C’est même plutôt fortement improbable. Il n’y a d’ailleurs aucune raison de l’opposer à son avatar numérique. Mais ce qui me frappe à présent, c’est combien le livre numérique ressemble à son vénérable ancêtre médiéval. L’exposition que je viens de voir me confirme à quel point le livre ressemble à internet depuis… le Moyen Âge.
Par exemple (voir ci-dessus), on associe la possibilité de laisser un commentaire au site web ou au blog, mais les manuscrits du Moyen Âge offraient déjà cette possibilité aux lecteurs en insérant une large marge dans laquelle on pouvait inscrire quelques ajouts ou surligner les passages importants pour les futurs lecteurs.
On voit dans cet ouvrage que l’écriture à plusieurs mains n’était pas l’apanage de Wikipédia. Un livre pouvait être commencé par tel scribe et être poursuivi par tel autre. Un siècle plus tard, un lecteur ajoutait une traduction dans les marges.
Dernier exemple (ci-dessus) parmi une kyrielle d’autres que je n’ai pas pris en photo : dans cette bible latine, les scribes ont glissé quelques traductions en anglais un peu à la façon d’une Kindle où l’on peut insérer dans les interlignes des traductions pour aider le lecteur à surmonter les difficultés linguistiques.
De fait, je ne saurais finir sans un clin d’œil amusé à tous ces gens — et ils sont légion — qui craignent que le livre disparaisse alors que la parenté du format ePub avec ses prédécesseurs manuscrits est si évidente ! Si l’évolution du livre vous effraie ou vous horripile, apprenez que cette évolution a commencé bien avant votre naissance. En fait, elle était contenue en germe dès la naissance du livre.