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Itinéraire d’un lecteur gâté : Conclusion

Dixième épisode

Épisode 10 Podcast

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Nous voici arrivés au terme de cette réflexion sur la lecture et à ce que celle-ci à y gagner quand elle se pratique sur un écran. Si vous êtes arrivés jusqu’ici, permettez-moi d’exprimer ma gratitude et aussi mon admiration. Vous avez eu la patience de suivre ce récit autobiographique d’un rapport à la lecture tout entier tourné non vers le contenu mais vers le contenant. Vous avez enfin montré un certain intérêt que je ne crois pas être très partagé pour la dématérialisation du livre. Enfin, vous avez eu la gentillesse de suivre un argumentaire qui pourrait se résumer à ceci : non, le livre, contrairement à ce qu’affirmait Umberto Eco, n’a pas atteint une forme indépassable. Oui, sa version numérique offre de nouvelles possibilités. Passons-les en revue une dernière fois et mettons un terme à cette réflexion sur le livre.

Résumons

En abandonnant d’abord les livres papiers puis ma liseuse, j’ai trouvé dans l’iPad une petite machine syncrétique rassemblant sur un seul et même appareil ce qui serait autrement une activité disparate, fragmentée et protéiforme. Ma tablette me procure en effet un accès à toutes les activités de lecture possibles, que celles-ci se fassent au travers des livres, des journaux, du web, des newsletters, des flux RSS, des PDF et autres réseaux sociaux. Mieux encore, elle m’offre les moyens de mémoriser durablement les connaissances que j’engrange. Elle réunit de surcroît en un même objet ce qui permet la lecture et la prise de notes. Ma machine à lire se double d’une machine à écrire.

De fait, lire sur un écran est une activité plus complexe requérant du lecteur le développement de nouvelles compétences pour tirer parti de toutes les promesses de la technologie permettant de plonger dans ses données, les conserver, les trouver, les analyser ou encore les interroger. La lecture est-elle devenue pour autant une affaire de geek ? Je ne le pense pas. La technologie au fur à mesure qu’elle se démocratise devient plus facile d’utilisation, mais précisément il importe d’éviter l’effet Matthieu, et d’éduquer les futurs lecteurs à ces nouveaux usages. Or c’est souvent ce qu’il se passe avec la technologie qui bénéficie en premier lieu aux privilégiés, à ceux qui sont éduqués, à ceux qui ont déjà beaucoup. C’est cela l’effet Matthieu : on donne à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il a.

Au reste, contrairement à ce que l’on peut souvent entendre, cette machine à lire ne nuit en rien ni à mes pupilles ni à mes facultés de concentration. Je dirais même que c’est plutôt le contraire et que sans elle, j’éprouve parfois bien des difficultés à consacrer toutes mes facultés d’attention à l’ouvrage à lire.

Mon univers numérique n’est pas pour autant un univers merveilleux, et on a pu voir dans l’article précédent quels étaient les possibles obstacles qui attendent notre lecteur même le mieux intentionné et le mieux équipé. Nous avons entre autres évoqué l’économie de l’attention ainsi que les GAFAM dont la voracité n’est plus à démontrer, luttant de concert pour capter notre attention ivre de contenus brefs, nouveaux, divertissants, superficiels parfois, filtrés par des algorithmes de recommandation le plus souvent mais toujours exerçant un pouvoir, celui de déterminer ce que vous consulterez ou pas. Je pense par ailleurs que les tweets, les shorts, les reels et autres concentrés à consommer à satiété nous éloignent du temps long de la lecture. En outre, ces mêmes GAFAM influent sur ce que nous regardons, entendons et lisons. Mais reconnaissons que ce filtrage de la connaissance n’a pas attendu qu’on s’absorbe dans la contemplation de nos écrans pour sévir et s’exerçait déjà en d’autres temps. Disons simplement que les choses ne vont pas en s’arrangeant, et que l’enjeu démocratique est réel et que le lecteur de 2024 doit faire preuve d’un esprit critique fort pour devenir le citoyen éclairé qu’il aspire à être.

L’avenir du livre

Qu’en est-il du livre papier ? A-t-il d’ailleurs un avenir ? Doit-on avoir un discours résolument tourné vers l’avenir qui fait de la technologie le centre de tout ? La question est d’autant plus légitime que – contrairement à ce que l’on dit souvent et que j’ai longtemps pensé – celle-ci n’est pas neutre et qu’il n’est pas du seul ressort de l’utilisateur d’agir mais que la conception même de tout objet technologique peut être interrogée tant il est vrai que celle-ci incorpore à la fois les valeurs de ses créateurs mais aussi des objectifs qui ont présidé à son développement.

On peut citer l’exemple, parmi tant d’autres, des bancs publics équipés d’accoudoirs que le philosophe Robert Rosenberger qualifie de « technologie contre les sans-abris » puisqu’ils sont conçus pour empêcher les SDF de les utiliser comme lits. La construction matérielle du réel par nos technologies est foncièrement politique, notamment parce qu’elle visibilise certaines choses et en invisibilise d’autres. 1

Mais cela est un autre sujet pour un autre podcast. Toutefois, en ce qui concerne le livre, peut-on seulement dire que la technologie est l’ombilic de notre vie spirituelle ?

En fait, comme le dit Yann Sordet dans Histoire du livre et de l’édition, tout invite à la prudence :

Au seuil des années 2020 le temps semble cependant révolu des « discours radicalement technophiles » et d’une « injonction numérique parfois débridée ». Le constat dominant aujourd’hui est que, dans le livre, la « révolution numérique » désigne une transition plus mesurée que dans d’autres industries culturelles, notamment la musique.

Force est de constater que le livre papier n’a pas disparu et que pour beaucoup de gens, c’est le mode d’accès privilégié de la lecture longue. Et pourquoi pas ? L’important n’est-il pas de lire, quel que soit le support ? Je pense toutefois que les écrans devenant meilleurs (on est loin des écrans à tube cathodique de mon enfance), le confort s’accroissant, ceux-ci devraient continuer à grignoter des parts de marché. Cela se fera lentement et non en supplantant son prédécesseur, en augmentant et donc en diversifiant l’offre. Comme j’ai eu l’occasion de le répéter à l’envi depuis des années, ceci ne tuera pas cela. Les médiums ne s’entretuent pas mais coexistent (la presse, la radio, la télévision, internet…). Ils évoluent certes, mutent profondément à leurs contacts, mais enrichissent notre rapport à la culture plutôt qu’ils ne provoquent l’extinction de celui qui les a précédés.

Cependant, si on moque souvent les témoignages de lecteurs méprisant l’irruption du livre de poche dans les années 50, je crois que ce petit format pourtant bien pratique a contribué, pour une part, au déclassement du livre qui n’a pas grand-chose à perdre dans sa dématérialisation. Certes, il n’a pas mérité une telle responsabilité, et je ne crois pas que le jeune homme interviewé ci-dessus et que l’affirmation qu’il existerait une aristocratie de lecteurs ait quelque fondement, mais je pense que le format ePub peut aussi bien participer à la démocratisation de la lecture que son équivalent de papier. Reste que les bandes dessinées et les albums ou encore les livres d’art trouvent dans les grands formats qu’offrent le papier et les couvertures cartonnées un avantage certain. Ils présentent une beauté matérielle et tangible dont la version numérique est, par définition, totalement dépourvue.

Par ailleurs, comme nous l’avons dit plus haut, nos appareils de lecture continuent de se perfectionner et j’attends avec impatience que les tablettes à encre électronique continuent de gagner en performances, qu’elles soient plus rapides et que l’encre de couleur s’améliore. En somme, que la machine acquière les qualités du papier. Et on y vient, et le succès des dernières Kobo qui semblent se vendre comme des petits pains le montre. Je n’ai pas eu l’occasion de mettre la main dessus, mais je n’ai aucune peine à imaginer que de telles liseuses qui présentent tant de qualités, qui sont faites de matériaux recyclables et qui soient réparables puissent provoquer un certain intérêt. En tout cas, le mien est piqué au vif et la déception provoquée par les liseuses Boox ou les Kindle n’a pas tué dans l’œuf mon souhait de trouver LA liseuse qui pourrait remplacer l’iPad qui malgré toutes ses qualités ne vaut rien en plein soleil sur une plage et qui, le soir, est moins reposant pour les yeux qu’une liseuse.

Mais revenons au papier qui présente un avantage que rien ne semble pouvoir supplanter. En effet, flâner dans une bibliothèque ou une librairie reste impossible numériquement. Le skeuomorphisme n’a jamais apporté de solution convaincante et la vie numérique n’est pas le réel (pardon pour la lapalissade). Pour le dire autrement, je n’ai jamais réussi à trouver des idées de lecture aussi aisément qu’en parcourant les rayons d’une librairie. On sait que celles-ci ont souffert de trois vagues concurrentielles successives : les clubs du livre et la vente par correspondance dans les années 1950, la grande distribution à partir des années 1970 puis la vente en ligne avec l’avènement d’Amazon qui, rappelons-le, a commencé en tant que libraire2. Pour ne pas disparaître, celles-ci sont condamnées à se réinventer, et j’espère qu’elles resteront des lieux de rencontre, d’échanges d’idées même si ce n’est plus là que j’achète mes livres.

Durée de vie des livres numériques

Si les jours du livre papier sont comptés (du moins, quitte à parier, ceux du livre de poche), qu’en est-il des livres numériques ? Sont-ils des supports fiables ?

Pour avoir tenté l’autoédition, je me souviens que l’application que l’on utilise peut du jour au lendemain disparaître. Ce fut le cas d’iBooks Author et j’ai bien retenu la leçon. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’écris ces lignes avec Obsidian dont le mantra est File over app. Il faudrait citer l’article tout entier, mais bornons-nous à retenir ceci.

If you want your writing to still be readable on a computer from the 2060s or 2160s, it’s important that your notes can be read on a computer from the 1960s.3

Tout ce que j’écris et publie se trouve donc sur des formats accessibles et standards. Mais qu’en est-il des livres ? Même chose. Les livres que je lis sont au format ePub, qui est un standard également. Il va sans dire qu’un tel standard n’a que faire des verrous que les éditeurs lui imposent et je dirais qu’il est de bon ton de savoir comment faire exploser ces verrous. Je ne l’expliquerai pas ici, mais une recherche sur votre moteur favori vous apportera la réponse sans trop d’efforts.

En éliminant les DRM, j’évite de me retrouver dans la situation où je veux benoîtement ouvrir mon livre et constate que celui-ci a disparu de ma bibliothèque car il a été acheté dans une zone géographique différente de celle de laquelle je me trouve en ce moment et que les droits diffèrent. Ne me demandez pas plus de détails. Je n’ai toujours pas compris pourquoi je peux acheter un livre en France mais pas le lire en Angleterre. Cela m’est malheureusement arrivé. On se souvient aussi de ce fâcheux épisode, il y a quelques années, qui avait vu Amazon retirer le livre 1984 des liseuses de ses clients.

J’allais oublier la question des batteries qui revient souvent et dans le fond cela n’est pas vraiment un problème. Elles sont de plus en plus performantes et se recyclent.

Non, mes inquiétudes sont ailleurs.

Risque de l’hypertechnologie

Saviez-vous que la British Library avait été la victime d’une cyber attaque, paralysant la plupart de ses activités depuis le 28 octobre ? Non ? Alors lisez The Disturbing Impact of the Cyberattack at the British Library

Dans le cas d’une bibliothèque, un tel piratage signifie ceci : comme dans la nouvelle de Borges (« La bibliothèque de Babel », Fictions), à la joie d’avoir accès à un lieu contenant tous les livres du monde succède le désarroi de ne pouvoir le parcourir et de s’y retrouver dans un labyrinthe de livres. C’était pareil à la British Library après l’attaque et même des semaines après : on a en principe accès à tous les livres, mais aucun n’est accessible, faute de pouvoir plonger dans les bases de données ou puiser dans les serveurs et ses ressources numérisées puis acheminer les ouvrages.

On voit bien là que se reposer entièrement sur la technologie représente toujours un risque. On l’a vu avec la durée de vie d’un support, on l’a vu aussi quand on ouvre les portes de la fabrique du savoir aux géants de la Silicon Valley, on le voit encore quand les méfaits sont susceptibles de mettre à genoux la totalité des services qu’on utilise quotidiennement.

Mais, il est largement temps de conclure cette longue conclusion.

Lege, lege, relege, labora et invenies

Récemment, je suis tombé sur cette citation sur LinkedIn. La personne s’y référait comme à un adage médiéval : « Lege, lege, relege, labora et invenies ». Le propos est un peu tronqué, car c’est en fait « Ora, lege, lege, relege, labora et invenies », mais peu importe.

Lege, lege, relege, labora et invenies

En fait d’adage médiéval, la phrase provient d’un livre publié en 1677 donc au XVIIe siècle. Elle signifie « Lis, lis, relis, travaille et trouve ». Du moins, c’est comme ça qu’elle est le plus souvent traduite, mais je trouve qu’« invenire » est un mot intéressant. C’est l’étymologie du mot « inventer ». Saviez-vous que, dans la loi française, celui qui trouve un trésor en est l’inventeur ? Car la chose n’existe pas tant qu’elle n’a pas été exhumée. C’est un peu la même chose avec les idées. À force de lecture et de relecture, on extrait, on invente, on fait venir les choses, on produit des trésors.

De ce point de vue, il n’est pas anodin que la citation latine provienne d’un ouvrage dont le titre est Muter liber, c’est-à-dire le livre muet. C’est un ouvrage d’alchimie, et je ne peux m’empêcher de faire le lien avec l’IA, cette synergie avec l’artifice permettant de produire une véritable intelligence, celle du lecteur. C’est un alliage, celui de la machine et de l’homme, et je n’ai pas la moindre inquiétude pour ce dernier, malgré les démons du numérique, malgré leur main mise sur la culture, malgré les mutations douteuses de notre rapport à la culture, pour peu qu’on n’oublie pas cette vieille injonction, « Lege, lege, relege, labora et invenies ».

Je vous souhaite de lire beaucoup et longtemps.

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p>1 : Lire De la non-neutralité des IA et, plus largement, de « la » technique.
2 : Yann Sordet dans Histoire du livre et de l’édition, Septième partie – Les temps modernes : dématérialisation et société de l’information, La situation de la librairie

3 : Si vous voulez que vos écrits soient encore lisibles sur un ordinateur des années 2060 ou 2160, il est important que vos notes puissent être lues sur un ordinateur des années 1960.

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