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Éducation

Parents et enseignants

Parfois, les élèves sont drôles, un peu malgré eux, mais ils sont drôles.

Hier, j’ai vu un ancien élève qui est en cinquième à présent. À la vie scolaire, on lui demande s’il est en étude, il répond le plus sérieusement du monde : « Non, je suis en permanence ».
Peut mieux faire. Écoutez ceci.
Une élève, qu’un collègue a envoyée à la vie scolaire dire quelque chose à la CPE, revient. Ledit collègue demande à l’élève si elle a vu la CPE. Et l’élève de répondre : « Oui, mais elle n’était pas là » !

Joli non ?

Mais, il n’y a pas que les élèves qui sont drôles. Les parents le sont parfois aussi, mais dans un sens un peu différent.

Voilà.

Certains parents ont un avis sur l’éducation et ne manquent pas de vous le faire savoir au moment où vous vous y attendez le moins. Pourtant, parfois, ils en manquent à ce point — je veux dire d’éducation — qu’ils se montrent tout à fait discourtois. Je suppose que leurs convictions ne souffrant aucune contradiction, ils ne pensent pas une seconde qu’éventuellement, peut-être, l’éducation, c’est votre métier, que vous êtes en somme un professionnel de l’éducation.
Non.
En fait, tout parent a son avis sur l’éducation.
Je suppose que c’est tout à fait normal. Le parent est un éducateur. Un éducateur qui a — en principe — délégué sinon son rôle du moins une partie de son rôle d’éducateur à une tierce personne. Et puis le géniteur qui a ses idées sur l’éducation, il est passé par l’école lui aussi. Donc il sait ce que c’est l’école. Il a son avis sur la question, et, disais-je, il le vous fait parfois savoir.
C’est là un phénomène assez curieux. Jamais dans mon existence, je n’ai dit à un professionnel quel qu’il soit, ce qu’il devrait faire ou ce que je pense qu’il devrait faire. Je n’ai jamais commenté ses choix.
Imaginons.
Je me vois bien débarquer dans une boulangerie, et donner mon avis sur la confection des baguettes. Je pourrais pourtant avoir plein de choses à dire. Au reste, il y a plein de choses que j’aime faire et sur lesquelles j’ai un avis : la musique, l’informatique, le jardinage, la maçonnerie, et que sais-je encore… Autre exemple. Un passager, dans un avion, quitte son siège, frappe à la porte de la cabine du pilote, et commente le pilotage. Outre que c’est interdit pour des raisons assez évidentes, je suis sûr que ce serait incongru si la chose était possible. On lui dirait : « Mais de quoi vous mêlez-vous ? »

Mais il en va tout autrement dès que votre métier implique des enfants. Les parents vous les confient, et de facto je serais assez enclin à trouver légitime que l’on me demande des comptes. D’ailleurs, cette situation doit concerner toutes les professions s’occupant des enfants : nourrice, personnel de crèche, pédiatre…
Position délicate que celle de cette profession. Vous êtes le professionnel, vous avez des diplômes, mais pour un instant, lors d’une entrevue, d’une réunion, un parent peut au motif qu’il est parent contester vos décisions, vos choix. Pire vous mettre en porte-à-faux avec votre élève.
Bah oui ! C’est simple à comprendre, cher géniteur d’apprenant. L’enseignant dit quelque chose, le parent en dit une autre. Que fait le gamin ? Si d’aventure, il est présent lors de l’entrevue, l’enfant peu ravi de se trouver au centre de tant d’attention contradictoire, il pleure.
Ne sommes-nous pas là pour cet enfant ? Nous agissons pour son bien. Je ne crois pas qu’il existe beaucoup d’enseignants sadiques, ivres de pouvoir, traumatisant avec délectation une jeunesse encore insouciante.
Simplement, on fait notre travail.
Alors on peut faire des erreurs. Mais ne peut-on en parler calmement sans condamner l’autre à l’avance, en accordant à l’autre le bénéfice du doute, sans mettre de formules péremptoires, discourtoises sur le carnet de correspondance ou sur la copie. Vous savez ces formules de fin de non-recevoir qui coupent court à toute conversation et vous dénient votre propre rôle. 

Et vous savez quoi ? Après cet acte d’ingérence dans votre métier, vous n’insistez pas, vous laissez tomber, vous acquiescez au caprice parental, parce que ce serait prendre l’enfant en otage en vous obstinant.

Mais ne me demandez pas de trouver ça normal.

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Littérature Lu

Hommage de Dumas

Dans Pauline, Alexandre Dumas rend hommage au père du roman historique lorsqu’il fait dire à son héros : “Nous visitâmes, Walter Scott à la main, toute cette terre poétique que, pareil à un magicien qui évoque des fantômes, il a repeuplée de ses antiques habitants, auxquels il a mêlé les originales et gracieuses créations de sa fantaisie”.

Mais comment ne pas y voir le manifeste littéraire de sa propre œuvre ? Ce que Walter Scott a fait en Angleterre, Alexandre Dumas l’a fait à son tour en France.

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Éducation

Des places pour l’OM

Ça y est, la boîte de Pandore est ouverte, et l’on va découvrir toutes les malheureuses initiatives des uns et des autres pour inciter les élèves à aller en classe.

Le Parisien révèle que le lycée professionnel Le mistral à Marseille propose à ses élèves des places pour assister à un match de foot en guise de récompense.

Cette fois, on touche le fond.

Je ne vais pas ergoter sur la nature de la carotte, de la cagnotte. En revanche, je me demande s’il est vraiment pertinent de proposer ce type de récompense à des élèves qui, apparemment il faut le rappeler, ont parfois la majorité pénale (16 ans) voire la majorité tout court, puisque l’on parle d’élèves de lycée professionnel. S’ils sont censés être des individus responsables, pourquoi les encourager à penser qu’un comportement normal, donc d’adulte responsable puisse être récompensé à la façon d’un enfant qui a été sage. À ce niveau, ce ne sont plus des enfants.

Pire ! Je ne parviens pas à concevoir que l’école ne puisse faire la démonstration à ses élèves du bien-fondé de son existence, et aussi montrer qu’elle est en elle-même une récompense pour des élèves qui n’ont qu’à se donner la peine de s’asseoir sur une chaise et être à peine médiocre pour recevoir l’assentiment d’adultes dépassés par le désintérêt massif dont l’école fait l’objet.

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Éducation

Qui veut gagner des euros ?

Je lis sur le blog C’est classe cette affirmation, à propos de cette fameuse histoire de cagnotte accordée aux élèves qui veulent bien se donner la peine d’entrer en classe :

«Nous comprenons que cela fasse débat. C’est quelque chose de très nouveau dans le système français. Nous sommes pragmatiques et toutes les idées sont bonnes à prendre : si c’est un bon moyen de limiter le décrochage, si cela déclenche l’assiduité, c’est intéressant».

Je vois dans ces propos une confirmation de ce que je pensais. On est prêt à faire n’importe quoi : “toutes les idées sont bonnes à prendre” pourvu que “cela déclenche l’assiduité” (“si c’est un bon moyen”… convainquons-nous que c’est “bon”). C’est carrément un aveu. Je traduis :

Chers élèves,

En dépit de la gratuité de l’école, et des montants astronomiques alloués en matière d’éducation et prestations diverses, nous prenons bonne note de votre peu de désir de fréquenter l’établissement que la loi vous oblige pourtant à honorer de votre présence. Aussi avons-nous décidé de creuser un peu plus encore les écarts existant entre différents établissements en rémunérant sinon les élèves du moins les classes qui voudraient bien avoir l’extrême obligeance de venir en classe, parce que tout simplement, c’est intéressant.


N.-B. On se marre bien au ministère. On essaie. On est pragmatique.

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Éducation

Apprendre, oui mais comment ?

Jusqu’où est-on prêt à aller pour donner envie aux élèves de venir en classe ?

J’ai comme le sentiment qu’on est prêt à faire n’importe quoi, mais alors du grand n’importe quoi !

Cet article avait déjà conforté mon opinion, celui-ci me prouve – si besoin était – que non seulement on fera n’importe quoi pour que les élèves aillent en classe, mais qu’en plus l’argent jouera un rôle dans cette vaine tentative d’éduquer, ce qui est navrant.

Mais peut-on encore parler d’éducation ?

En fait, l’idée est simple : on va payer pour que les élèves viennent en classe. C’est donc l’idée de la cagnotte qui a été retenue (la paronomase est facile : c’est la carotte !). S’ils sont en manque d’idée au ministère, je leur suggère le buzzer, afin que les élèves aient le sentiment d’être à la télé. C’est motivant, ça, non ? École, argent, spectacle. Il ne manque plus que le séduisant fonctionnaire pour animer et inciter au gain des rangs de fainéants assoiffés d’argent.

2000 € par classe avec augmentation possible de la cagnotte. 2000 € si l’élève vient en classe et a le bon goût de s’asseoir sur sa chaise sans agonir son voisin ou le  professeur… Pffff…

Je ne sais pas dans quelles conditions cette cagnotte de départ va “prospérer”… Peut-être que si l’élève parvient à faire une phrase intelligible, on pensera à rajouter 1000 €… Ce n’est pas tout. L’année étant découpée en quatre périodes, il y aura donc quatre cagnottes de  2000 €. 1000 € donc !

Ce joli projet pourra s’étendre à 70 classes l’année prochaine si l’expérience s’avère satisfaisante. Le montant s’élèverait alors à 560 000 €… 70 classes, ça fait disons deux ou trois gros établissements.

Calculons. L'”internat d’excellence” de Sourdun (concernant 128 élèves) va coûter 1,5 million d’euros (ce n’est qu’un début) ! Si vous n’avez pas lu l’article auquel je fais référence, sachez que cet argent va servir à faire faire de l’équitation, voyager à Pondichéry ou à Londres 128 élèves qu’encadrent 16 professeurs (1 pour 8 élèves). L’addition n’est pas encore possible (on sait que le million cinq n’est qu’une première tranche), mais on peut se demander combien de millions on va dépenser pour quelques centaines d’élèves, et combien on va dépenser pour les millions d’autres élèves. Pas de cagnotte pour ceux-là.

La conclusion est aisée : outre le fait que payer un élève pour faire son devoir d’élève est insensé, on peut se demander comment on ose ainsi favoriser certains (fussent-ils défavorisés au départ ) au détriment des autres qui vont continuer à aller à l’école parce que sinon c‘est plus d’allocations familiales et puis c’est conseil de discipline si ça va pas mieux. Comment on peut faire des classes de 30 élèves, comment on peut supprimer tant de postes ? Je me demande également combien de temps encore on va accueillir les primo arrivants dans les conditions que nous connaissons. En gros, c’est : “Tu ne me comprends pas, je ne te comprends pas, et puis j’ai 30 élèves derrière qui piaillent”. Je me demande également combien de temps on va devoir utiliser le matériel informatique de l’ex-RDA pour faire passer le B2i à nos élèves ou rentrer nos notes sur les trois machines pour soixante profs. Petit détail rigolo : on utilise désormais un câble USB pour brancher l’imprimante. Le port parallèle peut jouir d’un repos mérité.

Jusqu’où est-on prêt à aller pour donner envie aux profs de venir en classe ?

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Lu

La fête punitive

Je me souviens avoir vu une adaptation cinématographique de L’Odyssée (fort médiocre au demeurant, l’adaptation naturellement pas L’Odyssée) dans laquelle le personnage de Télémaque était joué par un acteur prépubère au regard méchant, probablement aigri, meurtri, par les années passées en compagnie des prétendants, ce que l’on peut concevoir d’ailleurs. Il y piquait quelques vaines colères qui le rendaient pathétique.

Qu’en est-il réellement de ce personnage ?

Je n’ai pas relu la totalité de L’Odyssée, néanmoins un passage a attiré mon attention. Après que les prétendants ont été dûment massacrés, le fils d’Ulysse et deux serviteurs emmènent Mélanthios, un complice des prétendants.

Que lui font-ils ?

Ils lui coupent le nez, lui tranchent les oreilles, lui arrachent les parties génitales qu’ils jettent aux chiens, puis lui coupent les mains et les pieds.

Je vois Télémaque différemment à présent. Évidemment, l’adolescent est devenu un homme après que son père est revenu. Mais quelle violence !

On pense à Achille, dans L’Iliade, devenu fou de douleur à la mort de Patrocle tué par Hector.  Après que tous les Achéens ont blessé le corps d’Hector mort, Achille lui perce les tendons et fait 3 fois le tour de Troie en traînant le corps sans vie de son adversaire. La folie furieuse d’Achille est la même que celle qu’éprouve Télémaque. Homère dit que le fils d’Ulysse était ivre de colère.

On pense enfin à tous ces châtiments qui relèvent du faste punitif pour reprendre les termes de Michel Foucault dans Surveiller et punir, notamment au supplice de Damien. Accusé de régicide, ce dernier a été torturé. Si ma mémoire est bonne, le bourreau – le fameux Sanson – lui tranchera la main coupable sur laquelle il versera diverses matières brûlantes avant de l’écarteler et de jeter au corps son feu. J’édulcore le récit : il faudrait dire comment le bourreau – les chevaux ne parvenant pas à écarteler la victime – a tranché à la lame les quatre membres.

Pensez aussi au supplice des cent morceaux dont parle Georges Bataille dans Les Larmes d’Éros. Pour celui-ci, on a même des photos du début du siècle (Je ne les montrerai pas, Google vous révélera tout ce que vous pouvez désirer savoir et voir). Dans ce cas précis, le raffinement pénal tient, outre son nom très explicite, au maintien le plus long possible de la conscience du condamné par le truchement de l’opium.

Dans tous ces exemples, le corps est la cible privilégiée de la répression pénale. Aujourd’hui, le complice des prétendants aurait vu ses droits suspendus, une amende pharaonique ainsi qu’une peine de prison. Avec l’approbation des Dieux.

À lire enfin, le jugement des protagonistes de La guerre des boutons revu selon la procédure pénale actuelle sur le site du Monde diplomatique.

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Humeur

La forteresse avec des doigts

Il y a quelques jours, alors que j’accompagnais ma fille Daphné à la piscine et que je l’observais accomplir de spectaculaires progrès en natation, j’ai vu un père lisant Forteresse digitale de Dan Brown. Dan Brown est l’écrivain le plus nul qui m’ait jamais été donné de lire, mais ce n’est pas ce qui a retenu mon attention. En l’occurrence, il s’agissait plutôt du titre. Forteresse digitale… Qu’est-ce que ça veut dire ? Rien en fait. Évidemment, on comprend que le titre a certainement mal été traduit, digital en anglais signifiant numérique, parce que digitale en français et en tant qu’adjectif a rapport aux doigts comme dans emprunte digitale par exemple. En tant que nom, c’est une plante vénéneuse.

En somme, on a parfois l’habitude de mal traduire l’anglais. J’imagine de quelle façon on pourrait ainsi traduire digital camera… Ladite camera est en fait un appareil photo (qui fait aussi caméra) numérique, et non pas une caméra digitale (laquelle pourrait certainement prendre des photos)…

Pour en revenir aux titres, remarquons que parfois on traduit (Forteresse digitale), parfois on ne traduit pas (Da Vinci code). Parfois on fait les deux : on traduit le titre du livre (Le Liseur), on ne traduit pas le titre de son adaptation cinématographique (The Reader).

Bref, je parie que Forteresse digitale est un mauvais roman dont le titre ne veut rien dire.

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Littérature Lu

En lisant Le Château

J’ai achevé la (re)lecture du Château de Franz Kafka il y a quelque temps, lecture qui m’a inspiré ces quelques notes qui valent ce qu’elles valent.

Je viens de lire, plus exactement de relire, Le Château de Franz Kafka. Je disais « lire » parce que, plus de vingt ans après la première lecture que j‘ai faite de ce roman, c’est un peu comme si je le découvrais pour la première fois. Je me demande même quelle lecture j’avais pu faire de ce livre qui m’avait plu à l’époque. J’étais alors lycéen, et j’avais lu dans la foulée Le Procès et L’Amérique. C’est dire si ça m’avait plu ! Pourtant, je ne peux pas dire aujourd’hui que l’œuvre m’ait plu. Je l’ai trouvée particulièrement fascinante, particulièrement ennuyante à bien des égards, mais dire que je l’ai trouvée plaisante, non.
En revanche, l’œuvre a le charme des romans inachevés ( je pense notamment à L’Homme sans qualités de Robert Musil ). Quand, au terme de plusieurs centaines de pages, on lit ces mots (« mais ce qu’elle disait… »), quand on comprend que ce sont les derniers, et que ceux qui manquent contiennent peut-être la clef sinon du roman du moins de son sens ( selon la double acception du terme, vectorielle et sémantique, disait un mien professeur ), on est saisi de vertige au bord de ces points de suspension. C’est un peu le contraire de la nouvelle à chute. Le plaisir de la révélation vous est retiré, seules la réflexion, la perplexité aussi prolongent votre lecture. D’autant que le livre se pare d’un autre charme : celui d’avoir échappé aux flammes. Il faut se réjouir que Max Brod ne se soit pas conformé aux vœux de l’auteur, en ne brûlant pas l’œuvre comme il l’avait promis à la mort de son ami.
Perplexe, on a alors envie de reprendre le livre. Curieux livre… Quelqu’un a dit un jour d’un roman que le soleil en était absent. Je n’ai pas souvenir qu’il s’agissait du Château, mais je trouverais cela tout à fait pertinent. On a le sentiment, tout au long de la lecture, d’être plongé dans une pénombre hivernale. On ne peut certes pas préjuger de la structure du livre puisqu’il est inachevé, mais le premier chapitre s’ouvre sur une arrivée nocturne : « Il était tard lorsque K. arriva. Une neige épaisse couvrait le village ». Quelques lignes après, le protagoniste s’endort : « Il faisait chaud, les paysans se taisaient, il les regarda encore un peu entre ses paupières fatiguées puis s’endormit ». À la fin, K. éprouve un irrésistible sommeil (« […] il n’avait jamais dû connaître de fatigue aussi affreuse que celle dont K. souffrait en ce moment », p. 752). L’avant-dernier chapitre est intitulé « L’heure du réveil à l’hôtel ». Et encore ne sommes-nous pas totalement sûr que K. soit totalement éveillé. Le chapitre suivant ne s’ouvre-t-il pas sur cette phrase « Lorsque K. se réveilla, il crut d’abord n’avoir pas dormi […]» (p. 780) ? La dernière page montre K. se laissant « conduire dans la nuit » (p. 808). Tout se passe comme si le personnage principal – K. – menait une vie nocturne où les thèmes de la fatigue, de la nuit, du sommeil sont récurrents.
Je n’ai évidemment pas l’intention ni la prétention de me lancer dans une analyse du roman, ce ne sont que des impressions de lecture qu’il faudrait infirmer ou confirmer, mais j’ai le sentiment que Le Château relève à bien des égards du récit de rêve. De ce point de vue, l’histoire est absurde comme dans tous les rêves. De nombreux exemples en témoignent. Ainsi, certains personnages comme Klamm semblent changer d’apparence : « On dit […] qu’il n’a pas le même physique avant d’avoir pris sa bière et après, qu’il change quand il dort, quand il veille, quand il parle, quand il est seul […]» (p. 671). À la fin du roman, on apprendra que Frieda, la femme que K. aime, est un affreux laideron. Jamais elle n’avait été dépeinte ainsi. Enfin, K. est affublé de deux aides dont l’un ( il s’agit de Jérémie, à la fin du livre ) change lui aussi d’apparence :

– Tu ne me reconnais pas ? demanda l’homme, Jérémie, ton vieil aide.- Ah ! dit K. […] Mais tu n’es plus le même ?- C’est parce que je suis seul ! dit Jérémie. Quand je suis seul, ma verte jeunesse m’abandonne. (p. 727)

Autre exemple caractéristique du rêve : le protagoniste est bien souvent dans des situations embarrassantes ou absurdes comme il n’en existe que dans les rêves : enivré de sommeil K. s’avachit sur le lit du secrétaire d’un fonctionnaire du château qui n’en finit pas de gloser sur son métier. Au reste, c’est encore ce secrétaire qui résume le mieux l’histoire de ce livre lorsqu’il dit à K. : « Vous êtes donc un arpenteur sans travail d’arpentage » (p. 754).Histoire absurde s’il en est. K., un arpenteur appelé au village pour effectuer des travaux, ne parvient pas à les réaliser ni même à commencer quoi que ce soit parce que l’administration qui l’a convoqué — quand elle se manifeste — nie d’une façon ou d’une autre sa présence, son emploi, la pertinence de sa présence… En fait, K. a à peu près le même sort que le messager Barnabé qui doit en principe recevoir un costume officiel :

[…] au Château tout va toujours très lentement et l’ennui est qu’on ne sait jamais ce que signifie cette lenteur ; elle peut signifier que l’affaire suit la voie administrative, mais elle peut signifier aussi que rien n’est encore amorcé, que l’on veut par exemple éprouver Barnabé, et peut-être même que l’affaire a déjà été réglée, que la promesse a été retirée pour une raison ou pour une autre et que Barnabé ne touchera jamais le costume. On ne peut rien savoir de plus précis, tout au moins de très longtemps. (p. 668)

En somme, on ne sait jamais où en sont les choses et le roman raconte comment K. essaie vainement de les démêler affrontant une administration semblable à Dieu en ceci qu’elle est partout et nulle part. Pire encore, dans cette quête pour prouver sa légitimité, la vie de K. se confond avec son emploi :

Jamais encore K. n’avait vu son existence et son service aussi intimement mêlés ; ils l’étaient si bien que parfois K. pouvait croire que l’existence était devenue service et le service existence. (page… je ne sais plus)

Étrange confusion dont l’issue ne saurait être heureuse. Cette confusion n’en est d’ailleurs pas une. Pour l’administration, il n’y a pas de « différence entre le temps, le temps tout court, et le temps du travail » (p. 755) De toute façon, la confusion ou même l’erreur ne sauraient être tolérées — ni même surtout possible — par une administration toute puissante. C’est ce qu’explique le maire (qui lui aussi reçoit dans son lit). Ses explications constituent une scène d’anthologie. « Vous êtes engagé comme arpenteur, ainsi que vous le dites, mais malheureusement nous n’avons pas besoin d’arpenteur » (p. 553) commence-t-il par dire. Puis il raconte :

Il y a longtemps — à cette époque je n’étais maire que depuis quelques mois -, un décret vint, je ne sais plus de quel bureau, dans lequel on nous informait, de la façon catégorique qui est de règle chez ces messieurs, que nous devions engager un arpenteur et que la commune avait à préparer tous les plans et dessins nécessaires à ces travaux. Ce décret ne peut naturellement pas vous avoir concerné, car la chose date déjà de bon nombre d’années […] (pp. 553-554)

Mais, pour le maire, il ne saurait s’agir d’une erreur :

[…] nous avons donc répondu à ce décret en remerciant et en disant que nous n’avions pas besoin d’arpenteur. Mais cette réponse ne semble pas être revenue au bureau A — appelons-le A si vous voulez — mais, par erreur, à un autre bureau, par exemple le bureau B. Le bureau A est donc resté sans réponse, et de son côté le bureau B n’a pas reçu la totalité de notre lettre ; soit que le contenu du dossier fût resté chez nous, soit qu’il se fût perdu en route — pas au bureau, en tout cas, j’en mettrais ma main au feu — il n’arriva au bureau B qu’une chemise portant pour toute indication que son contenu — égaré — avait trait à la nomination d’un arpenteur. Cependant le bureau A attendait notre réponse ; il avait bien des notes sur l’affaire, mais, comme il arrive souvent et comme il est logique dans une administration qui fonctionne avec autant de précision, le rapporteur se reposa sur la certitude qu’il avait de nous voir répondre quelque jour, ensuite de quoi il eût ou nommé l’arpenteur ou, si besoin était, continué de correspondre avec nous. En conséquence il négligea ses notes et finit par oublier totalement l’affaire. Au bureau B la chemise arriva entre les mains d’un rapporteur célèbre pour sa grande conscience, un Italien, il s’appelle Sordini […] Ce Sordini nous renvoya naturellement le dossier vide pour le compléter. Mais depuis le premier écrit du bureau A, il s’était passé bien des mois, pour ne pas dire des années, et cela se comprend, car lorsqu’une pièce, comme c’est la règle générale, prend le bon chemin, elle arrive à destination dans les vingt-quatre heures et l’affaire est réglée le même jour, mais si elle se trompe de route — et il faut qu’elle y mette du sien étant donné la perfection de l’organisme, autrement elle n’y arriverait pas — alors, évidemment cela peut durer très longtemps. Aussi quand nous reçûmes la note de Sordini ne nous souvînmes-nous que très vaguement de l’affaire […] nous ne pûmes que répondre très vaguement que nous ne savions rien de cette nomination et que nous n’avions pas besoin d’un arpenteur… (pp.556-557)

Je ne peux poursuivre plus longtemps une si longue citation que je n’ai faite que pour vous donner une idée de la complexité administrative dans laquelle est prise K. (et puis cette logorrhée administrative est fascinante). Encore ceci n’est-il rien au regard de ce qui suit. Je résume. Sordini mène une manière d’enquête — d’où l’idée même d’erreur est exclue en raison d’une prétendue perfection administrative — pour s’occuper de l’affaire. Les choses se compliquant encore, d’aucuns en viennent à penser que la nomination d’un arpenteur est peut-être nécessaire (« C’est ainsi qu’une chose évidente (nous n’avions visiblement pas besoin d’arpenteur) se vit tout à coup discutée », p. 561). Mais, peut-être, (il faudrait compter combien de fois cet adverbe ou un autre du même sens apparaît dans le roman) un fonctionnaire « a tranché la question » (p. 562), malheureusement, comme personne ne le sait, « l’on continue à discuter passionnément sur des affaires réglées depuis longtemps […] on vous a envoyé la convocation » (p. 562). En somme, K. a été convoqué suite à ce que personne ne veut reconnaître comme une erreur pour des travaux dont on ne sait s’ils sont nécessaires à une époque où K. n’existait même pas. Un autre fonctionnaire découvrant tout cela parvient à mettre tout le monde d’accord. Ils en concluent que les travaux d’arpentage ne sont pas nécessaires, et voilà que K. apparaît bel et bien engagé comme arpenteur, lettre en main.
Voilà tout l’absurde de la situation. Or « Il est possible que l’apparence réponde à la réalité », dit le secrétaire Bürgel, p. 754. Nous avons déjà évoqué ce fonctionnaire recevant K. dans son lit. À de nombreuses reprises, il semble formuler certaines clefs sinon du livre du moins de l’administration qui l’emploie. Mais, la phrase elle-même est sujette à caution. La modalisation « Il est possible », le subjonctif « réponde » montrent assez que nous sommes dans l’univers des possibles, que rien n’est jamais certain, jamais acquis. D’où l’abondance des adverbes modalisateurs que j’évoquais plus haut. Ils sont très utilisés par le personnage d’Olga dont la vie est un drame («probablement », p. 675, « peut-être », p. 676, « probablement », p. 677). Que sait-on de sûr de cette administration démesurée tout entière consacrée à ce petit village ? En fait, on ne sait jamais. Tout ce que j’ai écrit plus haut est peut-être entièrement faux, je me suis peut-être entièrement fourvoyé, comme le personnage de K. toujours en porte à faux. Alors qu’il s’attarde dans un couloir de l’hôtel des Messieurs, il assiste à la distribution chaotique de dossiers. Il lui sera reproché d’avoir vu ce qu’il a vu et d’avoir été le responsable de ce chaos, comme s’il avait commis une faute énorme. En permanence, K. est susceptible de transgresser des règles jamais édictées.
Or ce K. est d’une politesse et d’une déférence extraordinaire tout au long de l’histoire. Il faudrait une étude des répliques de K. (elle existe peut-être déjà). Seuls les aides qui ont été affectés à son service semblent capables le faire enrager. Ce sont deux curieux personnages, inséparables, lovés l’un contre l’autre pendant leur sommeil, jouant en permanence, incapables de sérieux.
On ne saurait dire que K. est sympathique, mais on est amené à prendre son parti dans cette invraisemblable histoire.

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Divers

Après Facebook, Twitter

Après avoir longtemps voué les réseaux sociaux aux gémonies, je constate qu’ils me sont devenus sinon indispensables du moins très précieux.

Facebook, d’une part, permet de garder le contact avec ses amis avec une facilité inconcevable et plaisante pour qui n’a jamais eu envie de passer le moindre coup de fil.

Twitter, d’autre part, permet de publier en un tour de main toutes sortes de réflexions propres au journal intime avec une souplesse que n’a peut-être pas un blog et encore moins un site. Conseiller un livre, citer une phrase, faire une observation quelle qu’elle soit est aisé avec Twitter. Je pense que Ralentir travaux peut très bien aller se loger là-bas de temps à autre. Entre la maxime, l’apophtegme, la sentence, le proverbe, le haïku ou le fragment cher à Roland Barthes, je me dis que le microblogging a peut-être quelque avenir.

En revanche, je me dis aussi qu’un blog doit alors permettre une réflexion plus approfondie. C’est ce que je fais actuellement. J’écris quand j’en ai le temps un “petit” article sur Le Château de Kafka, qu’il faut que je publie. L’ensemble fait plusieurs pages, n’est pas vraiment construit… Ce sont plutôt des notes de lecture. J’ai glané quelques citations et j’ai tenté d’en faire un tout à peu près cohérent.

Résumons. Facebook est, selon moi, lié à l’amitié, à la famille. On y papote gaiement et légèrement. Twitter tient du journal, de la réflexion brève. Le blog est le lieu du développement de la réflexion. Quant au site Ralentir travaux, j’ai à de multiples reprises expliqué son contenu (ici ou ). Pourtant, après deux années de développement, bien des choses mériteraient d’être nuancées ou corrigées, mais on en reparlera.

Vous pouvez suivre Ralentir travaux grâce aux flux RSS de Twitter en cliquant sur l’icone ci-dessous.

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Lu

Anna et son journal

couv1Ma fille aînée était cette année en CE2.
Il lui avait été demandé de rédiger un petit journal, ce qu’elle a fait sous la forme d’un petit carnet, poussant le détail jusqu’à reproduire au crayon les spirales.
C’est très joli. Aussi décidé-je, dans un élan de fierté parternelle, de reproduire le tout. C’est moins joli que l’original, mais cela vous donnera une idée.
Pour l’enseignant que je suis, c’est aussi très intéressant de savoir ce qu’une enfant de neuf ans sait ou ne sait pas faire. Cela m’aide à mieux comprendre mes petits collégiens.

Le journal est ici.