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Littérature Lu

En lisant Le Château

J’ai achevé la (re)lecture du Château de Franz Kafka il y a quelque temps, lecture qui m’a inspiré ces quelques notes qui valent ce qu’elles valent.

Je viens de lire, plus exactement de relire, Le Château de Franz Kafka. Je disais « lire » parce que, plus de vingt ans après la première lecture que j‘ai faite de ce roman, c’est un peu comme si je le découvrais pour la première fois. Je me demande même quelle lecture j’avais pu faire de ce livre qui m’avait plu à l’époque. J’étais alors lycéen, et j’avais lu dans la foulée Le Procès et L’Amérique. C’est dire si ça m’avait plu ! Pourtant, je ne peux pas dire aujourd’hui que l’œuvre m’ait plu. Je l’ai trouvée particulièrement fascinante, particulièrement ennuyante à bien des égards, mais dire que je l’ai trouvée plaisante, non.
En revanche, l’œuvre a le charme des romans inachevés ( je pense notamment à L’Homme sans qualités de Robert Musil ). Quand, au terme de plusieurs centaines de pages, on lit ces mots (« mais ce qu’elle disait… »), quand on comprend que ce sont les derniers, et que ceux qui manquent contiennent peut-être la clef sinon du roman du moins de son sens ( selon la double acception du terme, vectorielle et sémantique, disait un mien professeur ), on est saisi de vertige au bord de ces points de suspension. C’est un peu le contraire de la nouvelle à chute. Le plaisir de la révélation vous est retiré, seules la réflexion, la perplexité aussi prolongent votre lecture. D’autant que le livre se pare d’un autre charme : celui d’avoir échappé aux flammes. Il faut se réjouir que Max Brod ne se soit pas conformé aux vœux de l’auteur, en ne brûlant pas l’œuvre comme il l’avait promis à la mort de son ami.
Perplexe, on a alors envie de reprendre le livre. Curieux livre… Quelqu’un a dit un jour d’un roman que le soleil en était absent. Je n’ai pas souvenir qu’il s’agissait du Château, mais je trouverais cela tout à fait pertinent. On a le sentiment, tout au long de la lecture, d’être plongé dans une pénombre hivernale. On ne peut certes pas préjuger de la structure du livre puisqu’il est inachevé, mais le premier chapitre s’ouvre sur une arrivée nocturne : « Il était tard lorsque K. arriva. Une neige épaisse couvrait le village ». Quelques lignes après, le protagoniste s’endort : « Il faisait chaud, les paysans se taisaient, il les regarda encore un peu entre ses paupières fatiguées puis s’endormit ». À la fin, K. éprouve un irrésistible sommeil (« […] il n’avait jamais dû connaître de fatigue aussi affreuse que celle dont K. souffrait en ce moment », p. 752). L’avant-dernier chapitre est intitulé « L’heure du réveil à l’hôtel ». Et encore ne sommes-nous pas totalement sûr que K. soit totalement éveillé. Le chapitre suivant ne s’ouvre-t-il pas sur cette phrase « Lorsque K. se réveilla, il crut d’abord n’avoir pas dormi […]» (p. 780) ? La dernière page montre K. se laissant « conduire dans la nuit » (p. 808). Tout se passe comme si le personnage principal – K. – menait une vie nocturne où les thèmes de la fatigue, de la nuit, du sommeil sont récurrents.
Je n’ai évidemment pas l’intention ni la prétention de me lancer dans une analyse du roman, ce ne sont que des impressions de lecture qu’il faudrait infirmer ou confirmer, mais j’ai le sentiment que Le Château relève à bien des égards du récit de rêve. De ce point de vue, l’histoire est absurde comme dans tous les rêves. De nombreux exemples en témoignent. Ainsi, certains personnages comme Klamm semblent changer d’apparence : « On dit […] qu’il n’a pas le même physique avant d’avoir pris sa bière et après, qu’il change quand il dort, quand il veille, quand il parle, quand il est seul […]» (p. 671). À la fin du roman, on apprendra que Frieda, la femme que K. aime, est un affreux laideron. Jamais elle n’avait été dépeinte ainsi. Enfin, K. est affublé de deux aides dont l’un ( il s’agit de Jérémie, à la fin du livre ) change lui aussi d’apparence :

– Tu ne me reconnais pas ? demanda l’homme, Jérémie, ton vieil aide.- Ah ! dit K. […] Mais tu n’es plus le même ?- C’est parce que je suis seul ! dit Jérémie. Quand je suis seul, ma verte jeunesse m’abandonne. (p. 727)

Autre exemple caractéristique du rêve : le protagoniste est bien souvent dans des situations embarrassantes ou absurdes comme il n’en existe que dans les rêves : enivré de sommeil K. s’avachit sur le lit du secrétaire d’un fonctionnaire du château qui n’en finit pas de gloser sur son métier. Au reste, c’est encore ce secrétaire qui résume le mieux l’histoire de ce livre lorsqu’il dit à K. : « Vous êtes donc un arpenteur sans travail d’arpentage » (p. 754).Histoire absurde s’il en est. K., un arpenteur appelé au village pour effectuer des travaux, ne parvient pas à les réaliser ni même à commencer quoi que ce soit parce que l’administration qui l’a convoqué — quand elle se manifeste — nie d’une façon ou d’une autre sa présence, son emploi, la pertinence de sa présence… En fait, K. a à peu près le même sort que le messager Barnabé qui doit en principe recevoir un costume officiel :

[…] au Château tout va toujours très lentement et l’ennui est qu’on ne sait jamais ce que signifie cette lenteur ; elle peut signifier que l’affaire suit la voie administrative, mais elle peut signifier aussi que rien n’est encore amorcé, que l’on veut par exemple éprouver Barnabé, et peut-être même que l’affaire a déjà été réglée, que la promesse a été retirée pour une raison ou pour une autre et que Barnabé ne touchera jamais le costume. On ne peut rien savoir de plus précis, tout au moins de très longtemps. (p. 668)

En somme, on ne sait jamais où en sont les choses et le roman raconte comment K. essaie vainement de les démêler affrontant une administration semblable à Dieu en ceci qu’elle est partout et nulle part. Pire encore, dans cette quête pour prouver sa légitimité, la vie de K. se confond avec son emploi :

Jamais encore K. n’avait vu son existence et son service aussi intimement mêlés ; ils l’étaient si bien que parfois K. pouvait croire que l’existence était devenue service et le service existence. (page… je ne sais plus)

Étrange confusion dont l’issue ne saurait être heureuse. Cette confusion n’en est d’ailleurs pas une. Pour l’administration, il n’y a pas de « différence entre le temps, le temps tout court, et le temps du travail » (p. 755) De toute façon, la confusion ou même l’erreur ne sauraient être tolérées — ni même surtout possible — par une administration toute puissante. C’est ce qu’explique le maire (qui lui aussi reçoit dans son lit). Ses explications constituent une scène d’anthologie. « Vous êtes engagé comme arpenteur, ainsi que vous le dites, mais malheureusement nous n’avons pas besoin d’arpenteur » (p. 553) commence-t-il par dire. Puis il raconte :

Il y a longtemps — à cette époque je n’étais maire que depuis quelques mois -, un décret vint, je ne sais plus de quel bureau, dans lequel on nous informait, de la façon catégorique qui est de règle chez ces messieurs, que nous devions engager un arpenteur et que la commune avait à préparer tous les plans et dessins nécessaires à ces travaux. Ce décret ne peut naturellement pas vous avoir concerné, car la chose date déjà de bon nombre d’années […] (pp. 553-554)

Mais, pour le maire, il ne saurait s’agir d’une erreur :

[…] nous avons donc répondu à ce décret en remerciant et en disant que nous n’avions pas besoin d’arpenteur. Mais cette réponse ne semble pas être revenue au bureau A — appelons-le A si vous voulez — mais, par erreur, à un autre bureau, par exemple le bureau B. Le bureau A est donc resté sans réponse, et de son côté le bureau B n’a pas reçu la totalité de notre lettre ; soit que le contenu du dossier fût resté chez nous, soit qu’il se fût perdu en route — pas au bureau, en tout cas, j’en mettrais ma main au feu — il n’arriva au bureau B qu’une chemise portant pour toute indication que son contenu — égaré — avait trait à la nomination d’un arpenteur. Cependant le bureau A attendait notre réponse ; il avait bien des notes sur l’affaire, mais, comme il arrive souvent et comme il est logique dans une administration qui fonctionne avec autant de précision, le rapporteur se reposa sur la certitude qu’il avait de nous voir répondre quelque jour, ensuite de quoi il eût ou nommé l’arpenteur ou, si besoin était, continué de correspondre avec nous. En conséquence il négligea ses notes et finit par oublier totalement l’affaire. Au bureau B la chemise arriva entre les mains d’un rapporteur célèbre pour sa grande conscience, un Italien, il s’appelle Sordini […] Ce Sordini nous renvoya naturellement le dossier vide pour le compléter. Mais depuis le premier écrit du bureau A, il s’était passé bien des mois, pour ne pas dire des années, et cela se comprend, car lorsqu’une pièce, comme c’est la règle générale, prend le bon chemin, elle arrive à destination dans les vingt-quatre heures et l’affaire est réglée le même jour, mais si elle se trompe de route — et il faut qu’elle y mette du sien étant donné la perfection de l’organisme, autrement elle n’y arriverait pas — alors, évidemment cela peut durer très longtemps. Aussi quand nous reçûmes la note de Sordini ne nous souvînmes-nous que très vaguement de l’affaire […] nous ne pûmes que répondre très vaguement que nous ne savions rien de cette nomination et que nous n’avions pas besoin d’un arpenteur… (pp.556-557)

Je ne peux poursuivre plus longtemps une si longue citation que je n’ai faite que pour vous donner une idée de la complexité administrative dans laquelle est prise K. (et puis cette logorrhée administrative est fascinante). Encore ceci n’est-il rien au regard de ce qui suit. Je résume. Sordini mène une manière d’enquête — d’où l’idée même d’erreur est exclue en raison d’une prétendue perfection administrative — pour s’occuper de l’affaire. Les choses se compliquant encore, d’aucuns en viennent à penser que la nomination d’un arpenteur est peut-être nécessaire (« C’est ainsi qu’une chose évidente (nous n’avions visiblement pas besoin d’arpenteur) se vit tout à coup discutée », p. 561). Mais, peut-être, (il faudrait compter combien de fois cet adverbe ou un autre du même sens apparaît dans le roman) un fonctionnaire « a tranché la question » (p. 562), malheureusement, comme personne ne le sait, « l’on continue à discuter passionnément sur des affaires réglées depuis longtemps […] on vous a envoyé la convocation » (p. 562). En somme, K. a été convoqué suite à ce que personne ne veut reconnaître comme une erreur pour des travaux dont on ne sait s’ils sont nécessaires à une époque où K. n’existait même pas. Un autre fonctionnaire découvrant tout cela parvient à mettre tout le monde d’accord. Ils en concluent que les travaux d’arpentage ne sont pas nécessaires, et voilà que K. apparaît bel et bien engagé comme arpenteur, lettre en main.
Voilà tout l’absurde de la situation. Or « Il est possible que l’apparence réponde à la réalité », dit le secrétaire Bürgel, p. 754. Nous avons déjà évoqué ce fonctionnaire recevant K. dans son lit. À de nombreuses reprises, il semble formuler certaines clefs sinon du livre du moins de l’administration qui l’emploie. Mais, la phrase elle-même est sujette à caution. La modalisation « Il est possible », le subjonctif « réponde » montrent assez que nous sommes dans l’univers des possibles, que rien n’est jamais certain, jamais acquis. D’où l’abondance des adverbes modalisateurs que j’évoquais plus haut. Ils sont très utilisés par le personnage d’Olga dont la vie est un drame («probablement », p. 675, « peut-être », p. 676, « probablement », p. 677). Que sait-on de sûr de cette administration démesurée tout entière consacrée à ce petit village ? En fait, on ne sait jamais. Tout ce que j’ai écrit plus haut est peut-être entièrement faux, je me suis peut-être entièrement fourvoyé, comme le personnage de K. toujours en porte à faux. Alors qu’il s’attarde dans un couloir de l’hôtel des Messieurs, il assiste à la distribution chaotique de dossiers. Il lui sera reproché d’avoir vu ce qu’il a vu et d’avoir été le responsable de ce chaos, comme s’il avait commis une faute énorme. En permanence, K. est susceptible de transgresser des règles jamais édictées.
Or ce K. est d’une politesse et d’une déférence extraordinaire tout au long de l’histoire. Il faudrait une étude des répliques de K. (elle existe peut-être déjà). Seuls les aides qui ont été affectés à son service semblent capables le faire enrager. Ce sont deux curieux personnages, inséparables, lovés l’un contre l’autre pendant leur sommeil, jouant en permanence, incapables de sérieux.
On ne saurait dire que K. est sympathique, mais on est amené à prendre son parti dans cette invraisemblable histoire.

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Anna et son journal

couv1Ma fille aînée était cette année en CE2.
Il lui avait été demandé de rédiger un petit journal, ce qu’elle a fait sous la forme d’un petit carnet, poussant le détail jusqu’à reproduire au crayon les spirales.
C’est très joli. Aussi décidé-je, dans un élan de fierté parternelle, de reproduire le tout. C’est moins joli que l’original, mais cela vous donnera une idée.
Pour l’enseignant que je suis, c’est aussi très intéressant de savoir ce qu’une enfant de neuf ans sait ou ne sait pas faire. Cela m’aide à mieux comprendre mes petits collégiens.

Le journal est ici.

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Kassovitz à Ouvéa

En lisant les Nouvelles calédoniennes, j’apprends que Mathieu Kassovitz ambitionne de faire un film sur ce qu’on a toujours pudiquement appelé « les événements » d’Ouvéa.
L’idée n’est pas incongrue. Les principaux acteurs de cette terrible histoire (je pense notamment à la famille Tjibaou) ont réussi à « accepter » (je ne suis pas sûr que le mot soit très juste, mais je n’en trouve pas d’autre) cette épreuve.
Pourtant le sujet reste explosif. Il y a peu Michel Rocard expliquait comment les indépendantistes avaient été achevés à coups de bottes…

La polémique sera vive.

Je rappelle que France Culture — j’ai toujours les podcasts — a récemment réalisé de passionnantes émissions à l’occasion des 10 ans de l’accord de Nouméa.

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Les artistes de gauche à droite

 

Des artistes dits de gauche (il s’agit de Juliette Gréco, Bernard Murat, Pierre Arditi, Maxime Le Forestier et Michel Piccoli — ça impressionne !) adressent une lettre à Martine Aubry et affirment être en rupture avec le parti socialiste qui n’a pas soutenu la loi Création et Internet (Le Monde cite l’intégralité de cette lettre ouverte).

J’avoue ne pas comprendre…

Ah si ! Un artiste est de gauche excepté si l’on touche à son porte-monnaie, auquel cas il est de droite. En fait, c’est simple. Ce sont les intérêts qui prévalent, le reste…

Or qu’est-ce que le reste ? Le reste, c’est HADOPI, une loi qui prétend trouver une solution à un problème délicat, celui du téléchargement illégal. HADOPI, c’est une industrie (à peine une politique ou alors au sens purement administratif du terme) qui criminalise ses consommateurs. Elle voit en eux des pilleurs qui mettent à mal la création. Pourquoi pas ? Mais quelle réponse apporter au problème du téléchargement, comment amener les gens à payer ce qu’ils obtiennent aujourd’hui gratuitement ?

À mon sens, la réponse est tellement simple que je me désole de la crispation à cette loi du moindre histrion gagnant un peu d’argent et ulcéré à l’idée qu’un internaute potentiel vienne télécharger un navet que de toute façon il n’aurait pas payé pour voir, car il n’est vraiment par certain que ledit internaute, effrayé par les sanctions de la loi, se mette à consommer légalement un jour. La loi fait un pari sur l’avenir, c’est « On verra bien » !

Pour que le téléchargement illégal cesse, il faudrait développer une offre intéressante.

Mais au fait d’où vient que les gens ont cessé d’acheter des CD ou des DVD à prix d’or (« Merde, se dit l’artiste, comment vais-je payer mon prochain Hummer pour polluer Paris s’ils n’achètent pas ? ») ? En fait, la réponse est dans la question…

Quelques pistes de réflexion pour l’UMP et « les artistes de gauche » : la musique, le cinéma étant dématérialisés, il n’est pas normal de payer un fichier MP3, un film au format MP4 au même prix qu’un morceau de musique ou un film sur un support physique.

Il n’est pas normal d’acheter à prix élevé de la musique sur internet dans un format de compression qui dégrade la qualité musicale.

En somme, proposez quelque chose de qualité à un prix moindre et vous trouverez des clients au lieu de vouloir vendre un produit de qualité médiocre à un prix élevé.

Proposez également un vaste catalogue, un accès simple, pour une utilisation simple, et tout se passera le mieux dans le meilleur des mondes. Au lieu de ça, pendant longtemps les catalogues ont été ou sont encore indigents (essayez d’acheter les Beatles en MP3), l’accès complexe (si vous n’avez pas accepté trois mille closes dans un contrat sibyllin qui vous réclame votre numéro de carte bleue avant même que vous ayez acheté quoi que ce soit, si vous n’avez pas Windows XP… oubliez…) et l’utilisation pénible (la protection numérique ne vous autorise pas à écouter votre morceau ici ou là, vous ne pouvez pas ceci, vous ne pouvez pas cela..).

En somme, il faut développer une offre légale. C’est ce que fait le pourtant très critiquable iTunes. Bien des choses sont encore à revoir, mais l’idée est là.

Et puis qui répétera le ridicule de cette loi : couper l’accès à internet si je télécharge illégalement ! Pourquoi pas couper l’accès à la nourriture si je vole un jambon ! Et puis je l’ai déjà dit avant d’effacer benoîtement la quasi totalité de mon blog : internet sera bientôt considéré comme un droit inaliénable comme l’éducation. On ne pourra pas priver d’internet de la même façon qu’on ne pourra pas priver d’éducation au seul motif que la loi a été transgressée.