Le singulier intransitif
D’aucuns y voient une évidence : il faut apprendre aux enfants le code. Du primaire au lycée, coder deviendrait une nécessité que je n’ose pour l’instant qualifier, tant les objectifs visés par cette injonction me semblent sujets à caution.
Tout d’abord, disons d’emblée que le singulier me saute aux yeux. Je suppose qu’il y a là une analogie avec le code de la route : il y aurait un code à apprendre. Rien n’est si éloigné de la réalité.
Puis, je remarque l’emploi absolu du verbe : coder quoi ? On ne sait pas, il n’y a pas de complément d’objet. Ce peut être tout et n’importe quoi ; peut-être cela n’importe-t-il d’ailleurs pas. L’important est de coder !
Pour quoi faire ? On ne sait pas trop au juste. Les propos d’Axelle Lemaire tendent à montrer qu’il y a là une nécessité sociétale, les emplois à venir requérant cette compétence qui font si cruellement défauts à nos enfants, alors que nos voisins anglo-saxons imposent dorénavant l’apprentissage du singulier intransitif susnommé. J’espère qu’ils ont été plus précis dans la définition du programme.
L’humanisme 2.0
Pas un enseignant ne se plaint de la boursouflure gargantuesque dudit programme. Les ambitions de l’école tiennent un peu de la gourmandise intellectuelle de Grangousier écrivant à son jeune fils, à ceci près qu’on ne veut plus enseigner l’hébreu ni le grec, mais « le code ».
Et c’est bien aux langues que l’on compare l’apprentissage du code : « On apprend l’anglais, le chinois, il faut apprendre à coder ! »
Vous remarquerez, au passage, à quel point on fait fi de la distinction saussurienne entre langue et langage, comme si c’était une seule et même chose. Mais comme personne n’explique quel langage informatique apprendre, je suppose que ce n’est pas bien grave.
Au reste, si l’on veut absolument créer une nouvelle matière (avec, dans le même temps un CAPES ou une agrégation informatiques), je me demande vraiment où on va la placer dans l’emploi du temps d’élèves déjà sursollicités. Quelles matières devront être sacrifiées sur l’autel de la modernité ? Le latin, le français, la SVT ?
Si l’on doit couper dans le tas, je souhaiterais alors que les choses soient très claires : disons aux parents, aux élèves, aux associations, à qui vous voulez que le niveau ne baisse pas, il change, on forme les enfants selon des impératifs qui varient selon les époques.
Et, enfin, si enseignement du code il devait y avoir, il me semblerait être un formidable bond en arrière. À l’heure où Thomson revient sur la scène commerciale, tout cela n’est pas sans rappeler le Plan informatique pour tous. Faut-il rappeler les raisons de son échec ? A-t-on déjà oublié ?
Éduquer au numérique d’abord
Mais il y a pire. On le sait, les établissements scolaires ne sont pas suffisamment équipés en matériel informatique. Si mes souvenirs sont bons, il doit y avoir quelque chose comme 1 machine pour 17 collégiens. Voudra-t-on enseigner le code sur cahiers de 300 pages à grands carreaux ?
Cette indigence matérielle a des conséquences : l’éducation au numérique échappe totalement à l’Éducation nationale. Si les élèves passent plus de temps devant leur écran que dans une salle de classe, peu d’entre eux savent réellement se servir d’un ordinateur. La plupart de mes élèves ne font pas la différence entre Google et un navigateur internet. Ils ignorent ce qu’est un moteur de recherche, ne savent d’ailleurs pas s’en remettre à d’autres, ignorent tout des techniques qui ont pu présider au classement des liens qui leur sont proposés. En un mot (car je pourrais continuer longtemps ainsi), il me semble parfois que le concept de littératie ait été inventé pour eux.
Or c’est bien là le problème. Il me semble qu’il y a bien plus urgent qu’enseigner un code, tant la nécessité d’initier au numérique est urgente. De ce point de vue, il faut battre en brèche l’idée que l’apprentissage du code est nécessaire. Veut-on créer un site ? A-t-on besoin d’apprendre le HTML, le CSS ou le JavaScript (ni langue, ni langage d’ailleurs) ? Franchement, à part pour le défi intellectuel que cela représente, pour assouvir la passion qui peut en découler, non. Je le sais, je l’ai fait. Dans un sursaut d’orgueil, j’ai mis mon site à la poubelle, et je l’ai refait entièrement avec mes petites mains et mon éditeur de texte. Ça a été un défi, ça m’a passionné et me passionne toujours, mais aujourd’hui, je le regrette. Il me serait plus confortable d’utiliser un CMS. Je gagnerai un temps fou, comme je gagne beaucoup de temps à démarrer ma voiture ou utiliser mon micro-onde sans comprendre le moins du monde ce qu’il se passe à ce moment.
L’hybris numérique
La vulgate voudrait que l’utilisateur passe de consommateur à acteur, comme si l’apprentissage du code allait, comme le prétend la secrétaire d’État au numérique, vous permettre de modifier un smartphone. Croit-on vraiment cela ? Vous voyez une génération d’utilisateurs modifiant à la main le firmware de leur routeur, codant au passage une blagounette en assembleur à destination de la NSA ?
Soyons sérieux.
Et d’où vient cette passion pour le software ? Pourquoi personne n’insiste sur la maîtrise du hardware ? Pourquoi ne mettrions-nous pas un fer à souder entre les mains de nos enfants ? Parce que c’est impossible voire superfétatoire. À moins de faire miroiter à notre collégien la confection d’un smartphone de 15 pouces…
La seule raison qui me ferait admettre l’enseignement du code, ce serait pour des motifs purement intellectuels, pour la rigueur, pour le fun, mais pas sous des prétextes fallacieux de geek en herbe. Que l’on nous épargne cette vision complaisante présentant les gamins comme de petits hackers ne demandant qu’à être éveillés, toisant l’industrie californienne de leur supériorité à venir. Voilà une forme d’hybris numérique, en somme.
Et surtout que l’on équipe les établissement d’abord, que l’on s’acquitte du nécessaire ensuite (éduquer au numérique), et que l’on allège les programmes avant de les alourdir à nouveau. Après, pourquoi pas, laissons-les coder. Mais si l’on met la charrue avant les bœufs – je prends les paris – l’apprentissage d’un quelconque code suscitera autant de passion que l’accord du participe passé antécodé, pardon antéposé.
2 réponses sur « Coder ? Mais pour quoi faire ? »
Bonjour,
C’est important que des personnes comme vous, éclairées dans bien des domaines, mais pas dans celui du numérique puissent comprendre pourquoi il faut apprendre à coder.
Il n’y a effectivement rien à voir entre langage informatique et langue.
Vous faîtes un contresens aussi sur l’interprétation du hardware. Un hardware (routeur, iphone…), c’est conçu avec des logiciels et donc c’est une application du logiciel. Les puces sont tracées par des robots, eux aussi des applications logicielles. Il n’y a pas de barrière réelle.
Vous confondez usages de l’informatique et science informatique (un mélange de mathématique et de programmation). Le but n’est pas d’apprendre à se servir d’Excel ou de Word ou de Google (tout cela n’a que peu d’intérêt intellectuel).
L’apprentissage du codage est effectivement une activité intellectuelle digne d’intérêt, mais cela non plus ne justifie pas l’inclusion dans le tronc commun scolaire (sinon, cet argument aurait été vrai depuis les années 50). Ce qui justifie cette urgence, c’est que, depuis une dizaine d’années environ, les capacités informatiques des ordinateurs, bien utilisées, permettent à celui-ci de dépasser l’intelligence humaine dans bien des domaines et que ce n’est qu’un début – mécaniquement, avec l’augmentation des capacités de traitement, l’intelligence de la machine, bien utilisée, va dépasser l’intelligence humaine d’une façon qui sera de plus en plus simple à mettre en oeuvre si on maîtrise la programmation. Et j’emploie le mot intelligence, ici, de façon très étendue. Vous ne pourrez pas, plus faire la différence entre intelligence mécanique et intelligence humaine, comme vous l’avez faite, avec pertinence, entre langue et langage.
L’enjeu est donc intellectuel (l’intelligence va appartenir à ceux qui savent programmer) mais l’évènement qui crée l’urgence a une origine technique: l’atteinte d’un seuil critique dans la capacité de traitement des ordinateurs. C’est ce qui rend tout ceci difficile à comprendre pour des personnes qui ne sont pas du métier, comme vous. Vous voyez l’ordinateur comme un outil, votre point de vue sur le sujet est humaniste, voire scolaire. La réalité, c’est qu’une des dernières spécificités de l’Homme: son intelligence unique, est en train d’être banalisée. La terre n’est plus au centre de l’univers, l’homme est une espèce comme un autre, et EN PLUS, il n’est qu’une machine parmi d’autres. Il faudra s’y résoudre.
Et donc, le problème est le suivant: l’intelligence mécanique ayant un tel impact, non seulement industriel mais aussi intellectuel sur nos conditions de vie quotidiennes, il faut permettre aux écoliers français, dans un efffort qui effectivement n’est pas sans rappeler celui de l’éducation de Gargantua, de s’en saisir. Le latin, la littérature sont “inutiles” mais sans cet effort intellectuel et culturel, on crée des citoyens imparfaits. Il en est de même aujourd’hui (ce n’était encore une fois pas vrai hier) de la science informatique. Le but n’est pas de créer des informaticiens, pas plus qu’on ne crée des latinistes. Si l’école a pour objectif de créer des citoyens éclairés, elle doit mettre la science informatique au centre.
Cher monsieur Klein,
Je vous ai donné l’impression de confondre l’usage de Word et des algorithmes ? Voilà qui est fâcheux… Il ne me semblait rien confondre du tout, moi…
Quoi qu’il en soit, je vous rejoins sur le point de l’IA. C’est d’ailleurs un point que j’ai omis de préciser, mais il me semble que si l’on confond si souvent langue et langage, c’est peut-être parce qu’un jour l’OS nous parlera, un peu comme dans le film Her ou HAL chez Kubrick.
Et je suis plutôt d’accord pour mettre “la science informatique au centre” (encore que cela puisse se discuter), mais en le faisant par le code, cela serait mettre la charrue avant les bœufs.
Au fait, je me défends de voir la machine comme un outil, c’est un peu ce que j’avais essayé, entre autres, de montrer dans cet article.