Hier, une amie m’a demandé d’expliciter le fond de ma pensée après que j’ai écrit un certain nombre de tweets sur le numérique et la pédagogie.
En fait, tout est parti d’un malheureux tweet faisant écho à l’article de @michelguillou.
Au moment où je l’écrivais, c’était une simple blague qui s’amusait elle-même de la teneur des propos de Michel.
Mais, apparemment, ça ne faisait rire que moi et je prenais subitement conscience qu’on ne peut pas rire de tout, surtout avec des gens avec qui on a la prétention de partager les mêmes valeurs.
Que disais-je ? Eh bien voici :
Vas-y @michelguillou ! Marave lui sa tronche, à la classe inversée ! Elle nous gonfle à la fin ! 😂 https://t.co/5OYj4kmChZ
— Yann (@yannhoury)
Les réactions qui s’en sont suivies m’ont amené à préciser un peu plus le fond de ma pensée (ou de façon un peu moins potache), et au fur à mesure que je ruminais, je suis parvenu à différentes considérations numérico-pédagogiques que voici. Je vous les livre telles quelles. Sachez que tout ce qui est écrit ici peut paraître excessivement catégorique, mais que je pourrais tout nuancer, préciser, expliciter, réfuter. On peut en discuter dans les commentaires.
De la mode
Dans le fond, je n’ai pas grand-chose contre la classe inversée. Je crois que même que certains enseignants font de très belles choses. Cependant, j’en goûte peu le principe. Je regrette qu’on ajoute quelques devoirs à des élèves fort peu désireux de les faire. Michel ajouterait que certaines capsules (quel mot ridicule !) sont fort médiocres. Mais si la chose vous plaît, qu’ai-je à dire ? Inversez si tel est votre bon plaisir.
En revanche, je suis fort surpris de l’engouement provoqué par la classe inversée. Et à dire vrai, on nous rebat les oreilles avec la classe inversée. On a eu le droit à une débauche d’articles et de reportages sur le sujet tant et si bien qu’on avait l’impression que le numérique à l’école, c’était l’inversion de la classe. Moi-même, j’ai eu quelques velléités. C’est dire !
Comprenez-moi bien. Ce n’est pas tant le principe de la classe inversée qui m’agace (c’est même intéressant dans le fond), c’est la surmédiatisation et la surreprésentation du sujet dans les conversations, les conférences et autres grands raouts dédiés au numérique. C’est qu’au bout du compte, on a le sentiment que le numérique se réduit parfois à la classe inversée.
Remarquez qu’à ce niveau de la réflexion, je n’ai toujours pas compris en quoi ce que j’ai dit pouvait heurter la susceptibilité des gens. Je suppose que lesdites gens se donnent corps et âme à leur métier par le truchement de telle ou telle pratique et qu’ils ne sont pas prêts à entendre une petite voix discordante faisant des blagues sur l’objet vénérable de la classe inversée.
En somme, cette classe inversée fait vraiment flipper (désolé pour la nullité du jeu de mots qui doit certainement être éculé) : c’est une mode, c’est-à-dire un goût collectif et passager, en l’occurrence, pour un domaine de la pédagogie. Et une plaisanterie tweetée déclenche les foudres de certains de ses adeptes.
J’en arrivais donc à la conclusion que cette mode était ennuyante, qu’elle occultait d’autres pratiques tout aussi intéressantes et que, comme toute chose exerçant une fascination, elle était bien peu compatible avec la réflexion. Dans le cas contraire, on n’aurait pas de telles réactions. Bon, il faut dire que Michel avait dû préparer le terrain…
Mais peut-être @Aurelie_Gascon a-t-elle raison :
@yannhoury le pb c’est que la pédagogie est souvent peu spectaculaire et que cela favorise certaines pratiques plus « photogéniques »
— Aurélie Gascon ✏️ (@Aurelie_Gascon)
Il y a donc des pédagogies qui passent mieux que d’autres, des pratiques plus photogéniques que d’autres. Les moches sont priés de laisser les médias tranquilles. C’est dommage parce que la variété induite par le numérique est passée sous silence. Or, pour moi, le numérique m’apparaissait comme le lieu de tous les possibles. C’est ce qui me frappe quand j’ouvre Les TICE en classe. Il y a tant de choses à faire (y compris inverser la classe), mais il n’y a pas que ça ! Seulement un certain nombre de pratiques ne doivent pas être photogéniques et elles n’intéressent pas les médias et ne trouvent pas leur place légitime dans les discussions qui se produisent sur les réseaux. C’est finalement quelque peu inquiétant : la pédagogie serait, hormis les quelques exemples auxquels justement je m’en prends, peu ragoûtante.
C’est peut-être pour cela que les enseignants dits innovants sont pronumériques. Il faut croire que ceux-ci sont triés sur le volet et que les autres sont priés de rester dans l’ombre. Or combien sont formidables, avec pour seul arsenal que leur seule personne, leur imagination et leur savoir-faire (même avec une craie) ? Lisez L’Élément de Ken Robison, vous en trouverez de très beaux exemples.
Le cycle technique
Quoi qu’il en soit, je me suis rendu compte que notre petite sphère essentiellement composée d’oiseaux bleus numériquement obsédés fonctionnait par cycle : à un moment, il fallait absolument que les élèves tweetent (ce qui est fort bien au demeurant) ; ensuite on a eu le droit au code (c’est vachement bien cependant) ; plus récemment, on ne pouvait plus enseigner sans Minecraft (ç’a l’air bien aussi) ; et il y a l’ineffable classe inversée ( qui donne lieu à plein de bonnes choses aussi par ailleurs).
On a donc, par périodes, des obsessions pédagogiques qui parfois se chevauchent, se croisent, s’annulent, en occultent d’autres. Mais enfin, il est de ces moments où il n’est plus question que de ceci ou de cela. Vous ouvrez votre TL, votre flux RSS, votre Flipboard et paf ! Minecraft ici, Minecraft là ! Minecraft partout ! Minecraft toujours !
Je comprends désormais les réticences de certains enseignants peu portés sur les 0 et les 1. Goûtant peu les joies du numérique, ils en sont dégoûtés avant même d’avoir commencé, tant on leur rebat les oreilles avec certaines pratiques qu’ils sont sommés d’admirer. Prière de s’émerveiller pourrait précéder chaque article portant sur le numérique et la pédagogie.
Tout se passe comme si le mélange du numérique et de la pédagogie reproduisait dans certains cas cette fascination liée aux écrans. On regarde, ébaubi, et on ne pense plus. On est dans l’enthousiasme avec tout ce que le mot comporte de religieux. Je me demande même si on (oui, vous aurez remarqué que je me mets dans le lot) n’est pas les adorateurs d’un dieu vide et factice.
Il y a même quelque chose de vicié dans cette présentation de merveilles numérico-pédagogiques. Pour les présenter, rappelle @francoislmrx on recourt au bon vieux cours magistral. Notez le paradoxe : pour montrer ce qui bat en brèche le cours magistral, on recourt au cours magistral.
Mais revenons-en aux antiennes médiatiques. Que prêchent-elles ? Eh bien, par exemple, il ne vous aura pas échappé qu’à propos de l’enseignement du code, on emploie à tort et à travers différentes expressions : le codage ou encore l’emploi absolu du verbe coder. On code quoi ? Tout le monde s’en fout. L’important est de coder. On retrouve ce manquement prédicatif dans l’expression Programmer ou être programmé. Que va-t-on programmer ? On ne sait pas. La grammaire est cruelle quand même…
C’est la même chose avec la classe inversée. On met l’accent sur le dispositif mais pour quoi faire ? Eh bien on n’en parle jamais ! Ah certes, on parle de méthode. On parle d’applications pour faire des capsules ! Mais du contenu ? Jamais ! De ce que l’école doit transmettre ? Jamais. Hormis en cas d’attentats, les valeurs sont reléguées au second plan.
La technique comme transmission
Ça me rappelle très nettement la critique de Tzvetan Todorov sur l’enseignement de la littérature dans le secondaire et sa capacité à instrumentaliser les textes pour faire étudier ici une métaphore, là un emploi verbal. Mais de l’homme, de ce que l’œuvre a à dire, à transmettre ? Jamais.
On a même le sentiment que l’accident l’emporte sur l’essence. Par exemple, dans l’enseignement du français, il est souvent question de slam. Et la presse de s’émerveiller ! Un enseignant fait produire à ses élèves un slam ! On voit bien que l’intérêt se déplace : on n’est plus intéressé par un enseignement qui ferait étudier Baudelaire et qui le moderniserait en le transposant en slam. On met en avant le slam qui a permis éventuellement d’étudier Baudelaire.
Il m’arrive ainsi de penser que l’on mérite la virulence de certaines critiques du camp adverse (ceux qui se disent républicains par opposition à nous autres pédagos). Car enfin il est vrai que de savoir, de connaissance, de discipline, il n’est nulle question. Ou en tout cas pas assez. Et je voudrais réaffirmer que toutes ces techniques (je ne vais quand même pas dire des outils), ces dispositifs, ces moyens mis en œuvre ne sont que les efforts de l’enseignant pour transmettre son amour des sciences ou de la littérature. Il ne faudrait donc pas confondre la fin et les moyens.
Loin de moi l’idée de penser que des enseignants font mal leur travail, qu’ils ne s’interrogent pas ou qu’ils n’en sont pas venus tout seuls aux mêmes conclusions que moi, mais le maelström médiatique (et il faudrait aussi réfléchir là-dessus : à quel point le numérique a échafaudé des égos monstrueux d’enseignants) laisse accroire que l’important, c’est de coder tout court, d’inverser et puis c’est tout, de tweeter et il en restera bien quelque chose. Moi-même, j’ai embrassé tout cela, mais ça ne peut pas constituer l’essentiel du métier d’enseignant.
Laissons le mot de la fin à Tricot (dont je n’ai pas encore vu la conférence) cité par @jourde :
« la technologie n’est pas en soi un dispositif pédagogique. » – Amadieu & Tricot, Apprendre avec le numérique, 2014.
— François Jourde (@jourde)
L’image provient de Noun Project. Thanks !
3 réponses sur « Des modes et autres obsessions pédagonumériques »
Les nouveaux convertis (au numérique) confondent allégrement culture digitale (qui ne nécessite pas obligatoirement de la technologie) et posture convenues. Il y a un effet suiveur dans la nouveauté : il faut y être.
Yann, c’est un brillant billet. La focale médiatique est devenue un soleil alors que l’école a besoin de maturation en fût. On peut admettre que l’exposition peut contribuer à revaloriser le métier d’enseignant. Mais à trop vouloir briller, on oublie aisément que, comme le cuivre, l’oxydation est le corollaire à cette quête cyclique que tu évoques si bien. Par ailleurs, comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire en conférence où lors de tables rondes, la médiatisation excessive (pléonasme?) Ne peut que crisper. Notamment les enseignants déjà peu enclins à expérimenter.
Oui, toutes ces approches sont des outils à notre disposition pour servir la lecture, l’écriture, le maniement de la langue, la littérature et les idées, mais aussi toues les autres disciplines. Un outil n’excluant pas l’autre évidemment. L’objectif est bien dans tous ces domaines de faire progresser les élèves, de leur donner le goût, de relancer la motivation etc.
Maintenant reste un changement peut-être plus profond : la généralisation d’une posture de l’enseignant comme guide, accompagnateur. La pratique des pédagogies actives dans le secondaire se multiplie. Le tout très nettement favorisé par le partage via internet entre les enseignants au départ des mêmes disciplines au collège d’une part, au lycée par ailleurs. Aujourd’hui toutes les disciplines et tous les niveaux partagent ensemble et je trouve cela très enrichissant.