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Séance 3 Le nègre de Surinam (Correction)

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Introduction

Imprimé à Genève, Candide ou l’Optimisme paraît en février 1759. L’œuvre est anonyme et porte comme seule indication : « Traduit de l’allemand de M. le docteur Ralph, avec les additions qu’on a trouvées dans la poche du docteur, lorsqu’il mourut à Minden, l’an de grâce 1759. » Toutefois, à cette époque, Voltaire est âgé de soixante-cinq ans et est déjà extrêmement célèbre. Tout le monde reconnaît sa plume ! Plus que la crainte de la censure, ce conte que son auteur qualifie de « coïonnerie » (c’est-à-dire d’œuvre légère et peu sérieuse) est publié anonymement du fait du peu d’importance que Voltaire vouait à ce type de productions (il comptait davantage sur ses tragédies pour passer à la postérité). Toutefois on rappelle qu’il peut être dangereux de produire de telle publication...

Candide est un conte philosophique. Comme on peut le voir, ce conte est composé de chapitres, ce qui apparente l’ouvrage aussi bien au genre du roman, mais ce sera alors celui du roman d’apprentissage puisque le livre fait le récit des aventures d’un jeune homme (Candide) qui est confronté à tous les malheurs du monde et fait ainsi l’expérience de la fausseté des propos de son précepteur qui prétend que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes (reprenant la théorie de l’optimisme développée dans les Essais de théodicée de Leibniz en 1710) (1). On gagnera aussi à évoquer le roman picaresque.

Après de multiples péripéties, après avoir accumulé des richesses dans l’Eldorado ensuite perdues, les deux personnages parviennent au Surinam (colonie hollandaise d’Amérique du Sud comprise entre la Guyane et la Guyane française). Après ce lieu utopique où tout est parfait (l’Eldorado), c’est le retour à la réalité et à ses horreurs. Candide fait la connaissance avec un « pauvre homme » atrocement mutilé. Ce sera pour Voltaire l’occasion de rédiger un vif réquisitoire contre l’esclavage (il faudra, en France, attendre 1848 pour que l’esclavage soit définitivement aboli) (2) et le commerce du sucre de canne (le sucre de betterave n’est pas encore connu).

L’extrait peut être découpé en trois mouvements.

  1. Le premier consiste en un bref passage descriptif qui fait suite à un passé simple relevant de la narration (« ils rencontrèrent »).
  2. Le deuxième est composé d’un dialogue entre Candide et le « nègre » qui prend longuement la parole (on peut même isoler dans la prise de parole de l’esclave un mouvement supplémentaire. Nous le montrerons à ce moment).
  3. Le dernier paragraphe qui est une prolongation du dialogue apporte une conclusion qui éclaire le titre Candide ou l’Optimisme.

On montrera l’ironie de ce réquisitoire qui prend la forme d’un dialogue.

Premier mouvement

Ce premier mouvement fait se succéder le passé simple (« ils rencontrèrent »), temps de la narration, et l’imparfait (« manquait »), temps de la description. Le portrait qui est fait de l’esclave est caractérisé par le dénuement (voir la restrictive « ne... que », le verbe « manquait ») qui suscite la compassion du narrateur, comme le montre le groupe nominal « ce pauvre homme ». Il faut dire que cet homme ne pouvant aisément se tenir debout du fait de son infirmité suscite l’effarement.

Deuxième mouvement

Ce mouvement constitue l’essentiel du texte. C’est un dialogue entrepris dans la langue du colonisateur (hollandais). Ce dialogue peut à son tour se laisser découper en plusieurs parties. La première court du début jusqu’à une conclusion partielle : « C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe ». La seconde partie s’étend de l’adverbe « Cependant » et s’achève sur une conclusion définitive celle-là signalée par la conjonction de coordination « Or » et qui exprime en un dernier mot la condamnation de l’esclavage (« horrible »).

Première partie du dialogue

L’interjection (« eh !), l’exclamation (« mon Dieu ! ») traduisent le même sentiment d’effarement que nous venons d’évoquer et provoque le questionnement : comment peut-on se retrouver dans cet « état horrible » ? Le dialogue, conformément à une pratique littéraire très fréquente au XVIIIe siècle, va apporter une réponse et des explications à un état de fait qui, s’il n’a pas encore fait l’objet d’une condamnation en bonne et due forme, est fortement réprouvé, comme on a pu le voir avec les termes « pauvre homme », « état horrible » et entraîne l’empathie (« mon ami »).
La suite du dialogue expose donc les raisons pour lesquelles un homme se trouve dans une telle situation. L’homme appartient à un négociant dont le nom évoque ironiquement la dureté ainsi que le commerce (on pourrait traduire par « De la dent dure » mais aussi par « vendeur ») et qui le réduit en esclavage. Au sol, dans le dénuement, doublement amputé, producteur de richesse (celle-là même qui fait de Vanderdendur un « fameux négociant »), son infériorité s’exprime également dans le vouvoiement qui est le sien quand Candide le tutoie, s’adresse à lui en disant « monsieur ».
La brièveté des phrases (« c’est l’usage ») traduit l’acceptation des faits et d’une situation qui devrait être considérée comme inacceptable. Pourtant, les choses se déroulent selon un mécanisme que le procédé de l’asyndète (« Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. ») renforce et rend encore plus choquante, comme si la logique (si tant est qu’elle existe) n’a même pas besoin d’être exprimée. La conclusion de cette première partie du dialogue est terrible : « C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe ». C’est un « vous » qui ne s’adresse pas seulement à Candide et à Cacambo, mais évidemment aux européens dont le plaisir culinaire a un coût humain insupportable et dont la responsabilité ne semble échoir à personne, ce que montre l’emploi du pronom indéfini « on » (« On nous donne un caleçon », « on nous coupe la main », « on nous coupe la jambe »). Le texte de Voltaire rend compte de la réalité des plantations de cannes à sucre au XVIIIe siècle

Deuxième partie du dialogue

L’adverbe « Cependant » marque les liaisons du discours de l’esclave qui de façon indirecte produit un réquisitoire contre l’esclavage. Le discours est structuré :

  1. « Cependant » suivi d’une proposition subordonnée circonstancielle de temps « lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de Guinée » suivi des paroles rapportées maternelles.
  2. L’interjection « Hélas ! » fait valoir l’erreur dans laquelle se trouvaient ses parents, mais aussi les négociants hollandais.
  3. La conjonction à valeur adversative « or » exprime une conclusion que nous avons déjà évoquée.

C’est donc un passage construit qui déconstruit les préjugés et autres idées reçues et donc un « usage » qui ne peut plus en être un tant il est « horrible ».

Ainsi, on remarque dans les paroles de la mère rapportées au discours direct une succession de termes exprimant une aspiration au bonheur. « cher enfant », « bénis », « adore », « heureux », « honneur, « fortune » sont des mots dont certains relèvent du vocabulaire religieux (« bénis », « adore »). Ils suggèrent plusieurs choses : d’une part, le colonisé emploie le vocabulaire du colon, ce que montre la christianisation des Surinamiens qui voient en eux de véritables divinités. D’autre part, ces propos montrent l’exploitation de la crédulité des parents (« dix patagons » ➝ « la fortune », croyance en un bonheur illusoire) mais aussi de la misère (vendre ses enfants = seul expédient pour des gens pauvres).

L’esclave reprend la parole (ou du moins cesse de rapporter celles de sa mère) pour les démentir avec force ironie. L’énumération (« Les chiens, les singes, et les perroquets ») fait de cet homme le dernier et le plus malheureux d’une longue liste. Ce qui pourrait passer pour une hyperbole n’en est malheureusement pas une (« mille fois moins malheureux que nous », ce qui est, au passage, une litote : les animaux sont heureux au regard des esclaves). Et surtout on mettra en évidence le mensonge biblique d’une descendance adamique qui ferait des hommes des « cousins issus de germain ». En un syllogisme, l’esclave démontre la fausseté du raisonnement des esclavagistes :

  1. Si ces prêcheurs disent vrai
  2. Nous sommes tous cousins issus de germain
  3. Or vous m’avouerez qu’on ne peut pas en user avec ses parents d’une manière plus horrible.

Troisième mouvement

La démonstration est faite (on est dans l’accompli : plus-que-parfait « tu n’avais pas deviné » ou encore « c’en est fait ») : l’esclavage est une « abomination ». Cette condamnation a été faite par l’esclave lui-même, et elle parcourt l’ensemble du texte (voir champ lexical : « horrible » répété deux fois au début et à la fin de l’extrait, « abomination » donc). Mais aussi (ce que montre le futur : « il faudra »), le protagoniste parvient à une autre conclusion qui consiste à désormais admettre que tout n’aille pas dans le meilleur des mondes contrairement à ce que prétend Pangloss.

Conclusion

Ce texte vise donc un double objectif.

  1. Montrer l’horreur de l’esclavage. En ceci, c’est un réquisitoire puissant et fortement ironique. Les contradictions, les mensonges et l’hypocrisie des uns et des autres sont ici montrés à l’index.
  2. C’est aussi une étape dans ce roman picaresque qui amène le héros à prendre conscience du monde terrible dans lequel on vit et duquel l’optimisme doit être banni.

Pour finir, on peut évoquer le combat pour la liberté des philosophes des Lumières notamment en évoquant l’Encyclopédie ou encore l’ouvrage de Condorcet Réflexions sur l'esclavage des nègres.

Traite des negres, (Commerce d’Afrique.)​​ c’est l’achat des negres que font les Européens sur les côtes d’Afrique, pour employer ces malheureux dans leurs colonies en qualité d’esclaves. Cet achat de negres, pour les réduire en esclavage, est un négoce qui viole la religion, la morale, les lois naturelles, & tous les droits de la nature humaine.
(Extrait de L’Encyclopédie, article « Traite des negres » par Jaucourt)

À lire

Sur le XVIIIe siècle et la traite des noirs, vous pouvez lire la bande dessinée Les Passagers du vent dont le premier tome est La Fille sous la dunette et évidemment le tome 5 Le Bois d'ébène.

Vous pouvez lire également l’un de ces ouvrages sur l’esclavage :

Jetez un œil sur l’une de de ces listes sur Babelio :

Notes :

(1) : Dérivé du latin optimus, le mot optimisme signifie « excellent », « optimal ». C'est la forme superlative de l’adjectif bonus (= « bon »). Le suffixe -isme indique que le nom désigne une doctrine philosophique pour laquelle tout est pour le mieux, puisque Dieu est à la fois bon et tout-puissant. Ce monde est forcément le meilleur possible.
(2) : La Révolution française l’a aboli, mais Napoléon Bonaparte l’a rétabli.

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