L’étude de Gargantua selon la discipline de ses précepteurs (1) sophistes (2)
Chapitre XXI
Après l’épisode du torchecul, Grandgousier, convaincu de la merveilleuse intelligence de son fils, décide de lui donner une éducation à la hauteur de ses capacités. On lui indique alors « un grand docteur sophiste nommé maître Tubal Holoferne », bientôt remplacé par Ponocrates.
Ce dernier observe les fruits de cette éducation.
[...]
Il employait donc son temps de telle façon qu’ordinairement il s’éveillait entre huit et neuf heures, qu’il fût jour ou non ; ainsi l’avaient ordonné ses anciens régents (3), alléguant ce que dit David : Vanum est vobis ante lucem surgere (4).
Au Moyen Âge, l’école est essentiellement faite par les religieux (moines, curés, clercs...).
On n’y étudie pas vraiment les livres, mais plutôt les commentaires des livres ; on exerce sa mémoire plutôt qu’on ne s’exerce à réfléchir.
On y apprend les arts libéraux :
- Le trivium (la grammaire, l’art de parler et d’écrire, et l’art du raisonnement),
- Le quadrivium (l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie et la musique).
Puis il gambadait, sautait et se vautrait dans le lit quelque temps pour mieux réveiller ses esprits animaux (5) ; il s’habillait selon la saison, mais portait volontiers une grande et longue robe de grosse étoffe frisée fourrée de renards ; après, il se peignait du peigne d’Almain (6), c’est-à-dire des quatre doigts et du pouce, car ses précepteurs disaient que se peigner autrement, se laver et se nettoyer était perdre du temps en ce monde.
Puis il fientait, pissait, se raclait la gorge, rotait, pétait, bâillait, crachait, toussait, sanglotait, éternuait et morvait comme un archidiacre (7) et, pour abattre la rosée et le mauvais air, déjeunait de belles tripes frites, de belles grillades, de beaux jambons, de belles côtelettes de chevreau et force soupes de prime (8).
Ponocrates (9) lui faisait observer qu’il ne devait pas tant se repaître (10) au sortir du lit sans avoir premièrement fait quelque exercice. Gargantua répondit :
« Quoi ! n’ai-je pas fait suffisamment d’exercice ? Je me suis vautré six ou sept fois dans le lit avant de me lever. N’est-ce pas assez ? Le pape Alexandre faisait ainsi, sur le conseil de son médecin juif, et il vécut jusqu’à la mort en dépit des envieux. Mes premiers maîtres m’y ont accoutumé, en disant que le déjeuner donnait bonne mémoire : c’est pourquoi ils buvaient les premiers. Je m’en trouve fort bien et n’en dîne (11) que mieux. Et Maître Tubal (12) (qui fut le premier de sa licence (13) à Paris) me disait que ce n’est pas tout de courir bien vite, mais qu’il faut partir de bonne heure. Aussi la pleine santé de notre humanité n’est pas de boire des tas, des tas, des tas, comme des canes, mais bien de boire le matin, d’où la formule :
Lever matin n’est point bonheur ;
Boire matin est le meilleur. »
Après avoir bien déjeuné comme il faut, il allait à l’église, et on lui portait dans un grand panier un gros bréviaire (14) emmitouflé, pesant, tant en graisse qu’en fermoirs et parchemins, onze quintaux et six livres à peu près. Là, il entendait vingt-six ou trente messes. Dans le même temps venait son diseur d’heures (15), encapuchonné comme une huppe (16), et qui avait très bien dissimulé son haleine avec force sirop de vigne (17). Avec celui-ci, Gargantua marmonnait toutes ces kyrielles (18), et il les épluchait si soigneusement qu’il n’en tombait pas un seul grain en terre.
Au sortir de l’église, on lui amenait sur un char à bœufs un tas de chapelets de Saint-Claude (19), dont chaque grain était aussi gros qu’est la coiffe d’un bonnet ; et, se promenant par les cloîtres, galeries ou jardin, il en disait plus que seize ermites (20).
Puis il étudiait quelque méchante demi-heure, les yeux posés sur son livre mais, comme dit le poète comique (21), son âme était dans la cuisine.
Pissant donc un plein urinoir, il s’asseyait à table, et, parce qu’il était naturellement flegmatique, il commençait son repas par quelques douzaines de jambons, de langues de bœuf fumées, de boutargues (22), d’andouilles, et d’autres avant-coureurs de vin (23).
Pendant ce temps, quatre de ses gens lui jetaient en la bouche, l’un après l’autre, continûment, de la moutarde à pleines pelletées. Puis il buvait un horrifique trait de vin blanc pour se soulager les reins. Après, il mangeait selon la saison, des viandes (24) selon son appétit, et cessait quand le ventre lui tirait.
Pour boire, il n’avait ni fin ni règle, car il disait que les bornes et les limites étaient quand, la personne buvant, le liège des pantoufles enflait en hauteur d’un demi-pied.
Notes :
1 - Précepteurs : maîtres.
2 - Sophistes : dans l’antiquité, le sophiste est une sorte d’enseignant. Ici, le terme est péjoratif et désigne un maître capable de soutenir tout et son contraire par des arguments subtils.
3 - Régents : maîtres.
4 - Citation d’un psaume de l’Ancien Testament : Il est vain de se lever avant la lumière.
5 - Ses esprits animaux : selon la médecine de l’époque, liquide qui se propageait dans tout l’organisme pour y maintenir l’énergie vitale.
6 - Jacques Almain était un théologien du début du XVIe siècle. Il y a là un jeu de mot (se peigner à la main).
7 - Archidiacre : supérieur du curé.
8 - Soupes de prime : tranches de pain trempées dans un bouillon, qu’on mangeait au couvent à prime.
9 - Ponocrates est le nouveau maître de Gargantua. En grec, son nom signifie «bourreau de travail».
10 - Se repaître : se nourrir abondamment, engloutir.
11 - Le dîner est le déjeuner de l’époque.
12 - Maître Tubal est l’ancien maître de Gargantua.
13 - Le premier de sa licence : le premier dans le diplôme obtenu à l’université.
14 - Bréviaire : livre de prière.
15 - Heures : prières.
16 - Le diseur d’heures est emmitouflé dans le capuchon de son manteau comme une huppe l’est dans ses plumes.
17 - Sirop de vigne : la périphrase désigne le vin.
18 - Ces kyrielles : ces suites ininterrompues, interminables de prières.
19 - Saint-Claude est une ville du Jura célèbre pour ses objets en buis.
20 - Ermites : hommes vivant seuls dans la forêt.
21 - Le poète comique : Térence l’auteur d’Eunuque.
22 - Boutargues : genre de caviar.
23 - Avant-coureurs de vin : des apéritifs.
24 - Des viandes : les aliments en général (viande vient de «vivanda», ce qui sert à la vie).
1. À quelle heure Gargantua se lève-t-il ? Pourquoi ? Est-ce une raison valable ?
2. Se lève-t-il immédiatement ?
3. Comment fait-il sa toilette ?
4. Cette phrase révèle-t-elle une bonne éducation ? Quelle figure de style a-t-on ?
5. Comment Gargantua étudie-t-il ? Pendant combien de temps ?
6. Auparavant, où était-il et qu’y faisait-il ?
7. À quoi Gargantua consacre-t-il essentiellement son temps ?
8. Citez au moins deux hommes ayant servi de modèle à l’éducation de Gargantua.
9. Selon vous, de quel modèle éducatif Rabelais se moque-t-il ? Trouvez, dans le texte, des indices prouvant votre réponse.
Maître Tubal Holoferne, le grand docteur sophiste, apprend à Gargantua
à réciter par cœur l’alphabet à l’envers, et lui lit quelques livres en un peu plus de treize ans.
En hébreu, Tubal signifie « confusion ». Holoferne est le nom d’un général
de Nabuchodonosor, grand persécuteur des Juifs. Il est décapité par Judith.
Source : Gallica