Jeunes maîtres, souvenez-vous qu’en toute chose vos leçons doivent être plus en actions qu’en discours car les enfants oublient aisément ce qu’ils ont dit et ce qu’on leur a dit, mais non pas ce qu’ils ont fait et ce qu’on leur a fait.
Votre enfant est difficile à vivre, il abîme tout ce qu’il touche : ne vous fâchez point ; mettez hors de sa portée ce qu’il peut abîmer. Il brise les meubles dont il se sert : ne vous hâtez point de lui en donner d’autres ; laissez-lui comprendre ce qu‘il y perd. Il casse les fenêtres de sa chambre : laissez le vent souffler sur lui nuit et jour sans vous soucier des rhumes. A la fin vous faites raccommoder les vitres, sans rien dire : il les casse encore. Changez alors de méthode. Dites-lui sèchement mais sans colère : “Les fenêtres sont à moi, elles ont été mises là par mes soins, je veux les préserver” puis vous l’enfermerez dans un lieu obscur et sans fenêtres. A ce procédé si nouveau il commence par crier, tempêter. Personne ne l’écoute. Bientôt il se lasse et change de ton. Il se plaint, il gémit. Un domestique se présente, le mutin le prie de le délivrer. Le domestique répond : “J’ai aussi des vitres à conserver”, et s’en va. Enfin après que l’enfant aura demeuré là plusieurs heures, assez longtemps pour s’y ennuyer et s’en souvenir, quelqu’un lui suggérera de vous proposer un accord : il ne cassera plus de vitres et vous lui rendrez la liberté. Il ne demandera pas mieux. Il vous fera prier de venir le voir, vous viendrez, il vous fera sa proposition, et vous l’accepterez à l’instant en lui disant : “C’est très bien pensé, nous y gagnerons tous deux, pourquoi n’avez-vous pas eu plus tôt cette bonne idée?” Et puis, sans lui demander de prouver ses bons sentiments ni de confirmer sa promesse, vous l’embrasserez avec joie et l’emmènerez dans sa chambre, regardant cet accord comme sacré et inviolable.
Adapté de Jean-Jacques Rousseau, Emile ou De l’éducation, pp. 169-170
Le texte peut se voir découpé en deux parties principales d’inégales longueurs : deux paragraphes dont le premier - fort court - défend l’idée exprimée par le titre de la séance : vos leçons doivent être plus en actions qu’en discours. La conjonction de coordination « car » apporte une explication : « les enfants oublient aisément ce qu’ils ont dit et ce qu’on leur a dit, mais non pas ce qu’ils ont fait et ce qu’on leur a fait ».
Cette explication repose sur trois figures de style : l'antithèse renforcée par la conjonction de coordination « mais » qui oppose le dire (« ce qu’ils ont dit et ce qu’on leur a dit ») au faire (« pas ce qu’ils ont fait et ce qu’on leur a fait ») ; sur la répétition (« dire » répété deux fois, « faire » répété également deux fois) ; sur un parallélisme (deux constructions identiques qui se font écho) renforcé par le rythme quasi poétique :
ce qu'ils ont dit et ce qu'on leur a dit
45
ce qu'ils ont fait et ce qu'on leur a fait
45
Ces figures de style renforcent les propos de Rousseau. Cela semble plus convaincant.
Ce premier paragraphe nomme son destinataire, c’est-à-dire de « jeunes maîtres ». Rousseau les invite à ne pas oublier (« souvenez-vous ») qu’un enfant retient non pas de ce qu’on lui a dit, mais de ce qu’on lui a fait : « vos leçons doivent être plus en actions qu’en discours ». Cette phrase donne la thèse du texte, c’est l’idée que Rousseau va défendre, sur laquelle il va bâtir son argumentation. À ce stade, ce n’est qu’une affirmation qu’il faut argumenter, c’est-à-dire prouver.
Cette thèse repose sur une autre idée (secondaire celle-ci) que l’on appelle un argument : « car les enfants oublient aisément ce qu’ils ont dit et ce qu’on leur a dit, mais non pas ce qu’ils ont fait et ce qu’on leur a fait ». Cet argument, amené par la conjonction de coordination « car » apporte à la fois une justification et une explication.
Enfin, un exemple achève de convaincre et surtout de rendre la thèse plus claire, plus simple à comprendre. L’exemple est, ici, celui de l’enfant qui casse les fenêtres dans le second paragraphe.
Le second paragraphe est complexe. Il relève du discours narratif : il nous raconte comment un enfant casse des fenêtres et comment, en un dialogue entre cet enfant et son éducateur, on le convainc de ne plus recommencer. En ceci, le discours est argumentatif puisque l’auteur tente de convaincre. Enfin, il est injonctif, car il prodigue de nombreux conseils que nous sommes invités à suivre (voir les verbes à l’impératif : « ne vous fâchez point », « mettez », « changez », « dites-lui »).
Au reste, en exposant la méthode d’éducation choisie, le texte a un objectif qui est double : il s’agit de convaincre l’enfant de ne plus casser de vitres, mais aussi de convaincre le lecteur que cette méthode est la bonne.
La méthode se déroule en deux temps. À chaque fois, l’injonction est la même : « laissez-lui comprendre ». L’enfant ne doit pas écouter une leçon de morale ou subir un châtiment corporel, mais comprendre par lui-même la nécessité d’avoir des fenêtres. Tout d’abord, on lui fait comprendre qu’elles protègent du froid, et si cela ne suffit pas, on lui fait comprendre en « un lieu obscur » que la lumière qu’elles prodiguent est essentielle. La leçon — en actions et non en paroles — ne manque pas d’humour.
Le mot enfant est loin d’être simple. Il vient du latin « infans » et signifie « qui ne parle pas » ! En fait, les romains avaient plusieurs mots pour désigner l’enfant. Il y a évidemment le fœtus enfermé dans l’utérus, qui deviendra l’infans en naissant. Puer (à prononcer « pouère ») désigne ensuite ce que nous appelons aujourd’hui l’enfant, lequel deviendra rapidement un adolescent…