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« Jeannot et Colin » (première partie)

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Plusieurs personnes dignes de foi ont vu Jeannot et Colin à l'école dans la ville d'Issoire, en Auvergne, ville fameuse dans tout l'univers par son collège et par ses chaudrons. Jeannot était fils d'un marchand de mulets très renommé, et Colin devait le jour à un brave laboureur des environs, qui cultivait la terre avec quatre mulets, et qui, après avoir payé la taille, le taillon, les aides et gabelles, le sou pour livre, la capitation et les vingtièmes (1), ne se trouvait pas puissamment riche au bout de l'année.

Jeannot et Colin étaient fort jolis pour des Auvergnats ; ils s'aimaient beaucoup, et ils avaient ensemble de petites privautés (2), de petites familiarités, dont on se ressouvient toujours avec agrément (3) quand on se rencontre ensuite dans le monde.

Le temps de leurs études était sur le point de finir, quand un tailleur apporta à Jeannot un habit de velours à trois couleurs, avec une veste de Lyon de fort bon goût ; le tout était accompagné d'une lettre à monsieur de La Jeannotière. Colin admira l'habit, et ne fut point jaloux ; mais Jeannot prit un air de supériorité qui affligea Colin. Dès ce moment Jeannot n'étudia plus, se regarda au miroir, et méprisa tout le monde. Quelque temps après un valet de chambre arrive en poste (4), et apporte une seconde lettre à monsieur le marquis de La Jeannotière : c'était un ordre de monsieur son père de faire venir monsieur son fils à Paris. Jeannot monta en chaise (5) en tendant la main à Colin avec un sourire de protection assez noble. Colin sentit son néant, et pleura. Jeannot partit dans toute la pompe (6) de sa gloire.

Les lecteurs qui aiment à s'instruire doivent savoir que monsieur Jeannot le père avait acquis assez rapidement des biens immenses dans les affaires. Vous demandez comment on fait ces grandes fortunes (7) ? C'est parce qu'on est heureux. Monsieur Jeannot était bien fait, sa femme aussi, et elle avait encore de la fraîcheur. Ils allèrent à Paris pour un procès qui les ruinait, lorsque la fortune, qui élève et qui abaisse les hommes à son gré, les présenta à la femme d'un entrepreneur des hôpitaux des armées, homme d'un grand talent, et qui pouvait se vanter d'avoir tué plus de soldats en un an que le canon n'en fait périr en dix. Jeannot plut à madame ; la femme de Jeannot plut à monsieur. Jeannot fut bientôt de part dans l'entreprise ; il entra dans d'autres affaires. Dès qu'on est dans le fil de l'eau, il n'y a qu'à se laisser aller ; on fait sans peine une fortune immense. Les gredins, qui du rivage vous regardent voguer à pleines voiles, ouvrent des yeux étonnés ; ils ne savent comment vous avez pu parvenir ; ils vous envient au hasard, et font contre vous des brochures que vous ne lisez point. C'est ce qui arriva à Jeannot le père, qui fut bientôt monsieur de La Jeannotière, et qui ayant acheté un marquisat (8) au bout de six mois, retira de l'école monsieur le marquis son fils, pour le mettre à Paris dans le beau monde.

Colin, toujours tendre, écrivit une lettre de compliments à son ancien camarade ; et lui fit ces lignes pour le congratuler. Le petit marquis ne lui fit point de réponse : Colin en fut malade de douleur.

Notes :

1 - Tous ces termes désignent des impôts.
2 - Avoir des privautés : prendre des libertés, avoir des familiarités avec quelqu’un.
3 - Avec agrément : avec plaisir.
4 - En poste : en voiture à cheval (assurant l’acheminement du courrier et le transport des voyageurs).
5 - Chaise : véhicule composé d'un habitacle muni d'une chaise et d'une porte, dans lequel on se faisait porter par deux hommes au moyen de bâtons assujettis de chaque côté de l’habitacle.
6 - Pompe : déploiement de faste dans un cérémonial (pompe funèbre).
7 - Fortune est ici pris dans son sens moderne. Plus bas, Voltaire lui donne son sens classique.
8 - Terre qui conférait à son possesseur le titre de marquis.

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Lecture analytique

1. Un conte...

Jeannot et Colin sont deux amis dont l’amitié est mise à mal par la richesse nouvellement acquise du premier.
Cette richesse constitue l’élément perturbateur par lequel l’histoire de ce conte commence réellement.
Ce texte appartient, en effet, au genre littéraire du conte. Il n’y a certes aucun élément surnaturel, merveilleux (tels que les sorcières, les marraines bienfaisantes, les objets magiques ou les animaux qui parlent). Au contraire, l’histoire contée est ancrée dans la réalité du XVIIIe siècle, celle de l’ancien régime (avant la révolution française, donc) : c’est une France rurale, dont la population (c’est le tiers état) croule sous les impôts.
En revanche, le texte est construit comme un conte, c’est-à-dire qu’il possède une situation initiale (les deux premiers paragraphes), un élément perturbateur (l’accession de Jeannot à la richesse), etc. En outre, les personnages ne sont que des types sans véritable épaisseur, sans véritable psychologie (le gentil/le méchant, le pauvre/le riche...).

2. ... philosophique...

Le conte relève de la critique sociale en ceci qu’il émet des idées sur la société de l'époque de Voltaire, sur les personnages (les parvenus, l’entrepreneur des hôpitaux des armées).
L’auteur de Jeannot et Colin se moque de la vanité de personnages dont la richesse est acquise par chance, et non par mérite personnel. C’est la fortune qui fait les gens heureux... ou malheureux, et ils n’ont aucune gloire à tirer de ce hasard. Le mot fortune vient du latin fortuna et désignait, sous la forme d’une déesse, ce qu’on appellera plus tard le hasard. Aujourd’hui, le mot n’a conservé qu’un sens positif, la richesse, la somme des biens que l’on possède.

3. ... et satirique

Le conte est raconté de façon ironique. En effet, Voltaire se moque de ses personnages et de leurs défauts, et en particulier de Jeannot dont le soudain sentiment de supériorité est affligeant de ridicule : « Jeannot n’étudia plus, se regarda au miroir, et méprisa tout le monde » ou encore « Jeannot partit dans toute la pompe de sa gloire ».
Ainsi le conte fait la satire des personnages et de leurs défauts (ambition, vanité...).

Conclusion

Le conte philosophique est un genre littéraire (comme le théâtre, le roman, la nouvelle, la poésie...) apparu au XVIIIe siècle. C’est un récit imaginaire imitant le conte et dont l’objectif est de transmettre des idées (philosophiques) de façon satirique.

Pour aller un peu plus loin, lisez l'article de Wikipédia.

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