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Les Nuits de Paris (extraits)

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Le hibou

Le coin des Grands-Degrés

Je dénonce au gouvernement non pas un homme, ni même un forfait, mais une maison qui blesse le droit public et par là plus criminelle (matériellement) que l'assassin Cartouche et que tous les scélérats qui ont infesté la capitale... Cette maison est située en face de la rue de la Bûcherie, qu'elle borne. C'est un des passages les plus fréquentés de Paris, surtout pour le bois et le vin. Cette maison oblige les voitures et les gens de pied de tourner deux fois de suite à angle droit, en moins de trente pas, à l'issue d'un abreuvoir, destiné aux chevaux d'un vaste quartier et aux bœufs de quarante à cinquante boucheries ; ce qui rend ce passage le plus dangereux de la capitale. La position de cette maison cause tous les jours des accidents ; elle occasionne des frayeurs mortelles aux femmes, qui tombent à l'improviste entre les cornes des bœufs ou sous les pieds des chevaux. Les enfants, les vieillards, les hommes même les plus alertes et les plus ingambes se trouvent pris au double détour et sont aplatis contre le mur par une roue qui tourne trop court. Il n'est rien de plus urgent que d'abattre cette maison qui est un piège tendu aux citoyens par un mauvais génie. Elle périclitait, il y a quelque temps, et le propriétaire l'a restaurée : il l'a munie de grosses bornes, qui rétrécissent encore le passage et augmentent le danger pour les piétons. Il aurait été puni dans Athènes.
Je sortis à cinq heures. En débouchant la rue des Grands-Degrés, j'aperçus un cocher de fiacre ivre, qui dirigeait sa voiture droit sur une laitière du soir, abritée sous une porte condamnée de la maison en face, qui courbe le passage. Je m'écriai, en me jetant à la tête des chevaux, dont je ralentis la course : ce qui donna à la laitière le temps de se jeter à l'écart. Je réprimandai le cocher qui me répondit par des injures et des coups de fouet. Je fus obligé d'appeler la garde. Pendant ce temps-là, le marchand de vin du coin de la rue des Trois-Portes, dont les fiacres sont les pratiques, vint sur moi, en jurant ; son fils, enfant en sabots, me donnait des cours de pieds dans les jambes. Tous ces gens-là criaient si fort, qu'on ne s'entendait pas ; et comme la laitière mêlait à ce vacarme son cri aigu, la populace prenait parti contre moi. Enfin la garde arriva. La laitière dit que je venais de lui sauver la vie. Alors la chance tourna et je fus obligé d'employer les prières pour empêcher que le marchand de vin et le cocher ne fussent assommés. Mais ce dernier fut traîné chez le commissaire, qui l'envoya en prison, en raison de son ivresse en menant. Quant au marchand de vin, il fut mandé ensuite, sans que je m'en mêlasse. Ce fut Du Hameauneuf, qui survint en ce moment et qui parla au commissaire, avant de savoir que j'avais un rôle dans la scène. Nous nous éloignâmes ensemble et il m'apprit qu'un soir, au coin de la rue des Grands-Degrés, il était tombé à l'improviste au milieu d'un troupeau de bœufs, qui revenaient de l'abreuvoir et qu'il avait été grièvement blessé.

La mendiante à l'enfant

Notre rôle de spectateurs nocturnes plaisait à Du Hameauneuf et convenait à la singularité de son caractère... Nous prîmes par la rue Saint-André. A l'entrée de celle de la Comédie-Française, nous trouvâmes, dans l'ombre d'une porte, une mendiante, qui tenait un enfant emmailloté dans ses bras. Mon ami est sensible ; il fut touché. Pour moi, je voyais cette femme depuis longtemps et je la connaissais à peu près. Elle se tenait autrefois dans la rue de l'Arbre-Sec et son enfant n'avait pas grandi ! Je fis part à l'Original de l'observation. Aussitôt il s'enflamme : « Cette femme s'écrie-t-il, est une malheureuse, qui expose ainsi de petites créatures qu'elle emprunte ou que peut-être on lui confie ! » Il s'approcha de la femme et lui fit l'aumône. Mais il voulut voir l'enfant. Elle s'y opposait. Il s'en saisit adroitement. Surpris de sa légèreté, il le découvre. C'était un pain de quatre livres !... Nous rîmes et nous quittâmes la femme, sans lui dire autre chose que ces mots : « Ma bonne ! vous allez être réduite, comme au siège de Paris, à manger votre enfant. » Elle ne put s'empêcher de sourire ; mais elle se corrigea ; car je ne l'ai plus rencontrée.

Les talons hauts

Le falotDans la rue des Lombards, qui est toujours très sale, étaient deux femmes, qui donnaient le bras à un homme, mari de la plus jeune des deux. Elles étaient troussées fort haut et la jeune dame surtout avait une jambe parfaite, la plus jolie chaussure, et par conséquent un joli pied. Son soulier était d'une petitesse augmentée par sa forme et par un talon élevé, mince. Cependant elle marchait avec une aisance admirable, surtout sans se crotter. Un falot éclairait. Un homme très bien mis, que suivait à trente pas une voilure élégante, marchait pas à pas, sur la pointe du pied et dévorait des yeux celui de la jeune dame. Nous l’examinâmes : c’était bien ce qui lui avait fait quitter sa voiture et trotter dans la boue. Du Hameauneuf, qui est un peu familier, s’approcha de lui et le touchant sur l'épaule : « Monsieur, lui dit-il, il serait mieux de prêter votre carrosse à ces jolies femmes que de les laisser se crotter ! - Je m'en garderai bien ! répondit le monsieur. Je ressemble au grand Dauphin et à Tévenard, qui ne pouvaient rencontrer un joli pied de femme, sans être transportés. J'aime surtout ces talons élevés et bien faits, je les aime à la fureur. » Les deux dames et l'homme nous entendirent. Ils arrivaient à leur porte, rue Saint-Martin. On ouvrit, et là, le mari nous parla. Il nous dit que sa femme avait ce goût, par amour de la propreté, qu'elle traversait tout Paris sans avoir une mouche de crotte sur ses bas ni sur sa jupe blanche. Il nous pria d'entrer, et un peu malgré elle, il nous fit voir sa propreté. Au lieu que sa sœur, dont le talon était large et bas, était crottée à faire peur. « La raison en est simple ! reprit-il. Le pied de ma femme ne pose que sur une pointe, elle prend peu de boue et n'en renvoie point. Telle a été, pour Paris, l'origine des talons hauts des femmes. Faits comme ceux de la mienne, ils sont appropriés au pays. Elle avait ce goût, étant fille, et j'avouerai, qu'avant de la connaître, ç'a été le premier de ses charmes ; j'étais amoureux d'elle, avant de l'avoir vue au visage. C'est aujourd'hui un moyen facile qu'elle a de conserver mon goût physique. » Nous admirâmes ce mercier philosophe, qui était fort riche et qui avait fait la fortune de son épouse, fille d'un pauvre limonadier. Le monsieur à la voiture dit au mercier : « Monsieur, je vous prie de me faire un plaisir. Je voudrais avoir cette chaussure parfaite. Il est juste que j'en dédommage celle à qui elle appartient... - Ceci demande réflexion ! dit le mercier. Etes-vous amoureux de ma femme ? - Non ; je la trouve charmante ; mais je ne suis jamais amoureux d'une femme, qui deviendrait méprisable en m'écoutant. Je voudrais avoir ce modèle, que le pied a perfectionné, au lieu de le déformer. » Le mercier consentit à la demande, malgré sa femme. Le monsieur donna une belle bague pour la jolie chaussure et s'enfuit, comme s'il l'eût volée. Ce fut alors que la jolie mercière nous apprit en rougissant, que le monsieur la suivait aux églises, depuis deux mois, et qu'il avait tout employé pour la séduire. Le mari fut un peu fâché d'avoir donné la jolie chaussure ; mais il s'en consola, par la réflexion que le joli pied lui restait.

La soirée grise

Quelquefois en automne, et même dans le mois d'auguste, il est des journées grises, sans soleil, sans pluie, qui répandent dans l’âme je ne sais quelle douce mélancolie. Je sortis à cinq heures. J'allai sur l’île Saint-Louis et je descendis le quai d'Orléans. Jamais je n'éprouvai une sensation plus innocente et plus délicieuse ! Il faisait doux. Les cloches de la métropole sonnaient ; le frémissement de l'air, occasionné par leurs vibrations, chatouillait mon oreille et semblait ébranler mon âme. Je repassai dans ma mémoire tout ce qui m'était arrivé, ce qui m'arrivait encore ! Je me ressouvins de mes années premières. Je marchais vivement et je circulais autour de l’île. Parvenu à l'endroit où j'avais épargné un crime à une jeune infortunée, je m'agenouillai et je rendis mon hommage à l'Etre suprême... Je me relevais. Un portier m'avait vu. Il me prit pour un fou et s'approcha de moi : « Que faites-vous donc, l'homme ? ce n'est pas ici une église ! » Je ne suis pas hautain ; mais je fus révolté d'être troublé par un sot, dans mon hommage à la Divinité. Je pris un ton grave et lui montrant la première étoile qui commençait à paraître (c'était la Véga de la Lyre) je lui dis : « Ne vois-tu pas la voûte étoilée du grand Temple de Dieu ! Homme borné ! Ne trouble jamais à l'avenir celui dont les pensées s'élèvent jusqu'à l'Etre suprême et va garder ta porte. » Le portier se retira, mais à reculons, rentra et tint le battant entr’ouvert, la tête à demi passée, jusqu’à ce qu’il ne me vît plus. Depuis il en a toujours fait autant, lorsqu’il m’a vu sur l’île.

Restif la nuit

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