[...] On les amène au pied de l'affreux mur.
C'est bien. Ils ont été battus du vent contraire.
L'homme dit au soldat qui l'ajuste : Adieu, frère.
La femme dit : - Mon homme est tué. C'est assez.
Je ne sais s'il eut tort ou raison, mais je sais
Que nous avons traîné le malheur côte à côte ;
Il fut mon compagnon de chaîne ; si l'on m'ôte
Cet homme, je n'ai plus besoin de vivre. Ainsi
Puisqu'il est mort, il faut que je meure. Merci. -
Et dans les carrefours les cadavres s'entassent.
Dans un noir peloton vingt jeunes filles passent ;
Elles chantent ; leur grâce et leur calme innocent
Inquiètent la foule effarée ; un passant
Tremble. - Où donc allez-vous ? dit-il à la plus belle.
Parlez. - Je crois qu'on va nous fusiller, dit-elle.
Un bruit lugubre emplit la caserne Lobau ;
C'est le tonnerre ouvrant et fermant le tombeau.
Là des tas d'hommes sont mitraillés ; nul ne pleure ;
Il semble que leur mort à peine les effleure,
Qu'ils ont hâte de fuir un monde âpre, incomplet,
Triste, et que cette mise en liberté leur plaît.
Nul ne bronche. On adosse à la même muraille
Le petit-fils avec l'aïeul, et l'aïeul raille,
Et l'enfant blond et frais s'écrie en riant : Feu !
Ce rire, ce dédain tragique, est un aveu.
Gouffre de glace ! énigme où se perd le prophète !
Donc ils ne tiennent pas à la vie ; elle est faite
De façon qu'il leur est égal de s'en aller.
C'est en plein mois de mai ; tout veut vivre et mêler
Son instinct ou son âme à la douceur des choses ;
Ces filles-là devraient aller cueillir des roses ;
L'enfant devrait jouer dans un rayon vermeil ;
L'hiver de ce vieillard devrait fondre au soleil ;
Ces âmes devraient être ainsi que des corbeilles
S'emplissant de parfums, de murmures d'abeilles,
De chants d'oiseaux, de fleurs, d'extase, de printemps !
Tous devraient être d'aube et d'amour palpitants.
Eh bien, dans ce beau mois de lumière et d'ivresse,
Ô terreur ! c'est la mort qui brusquement se dresse,
La grande aveugle, l'ombre implacable et sans yeux ;
Oh ! comme ils vont trembler et crier sous les cieux,
Sangloter, appeler à leur aide la ville,
La nation qui hait l'Euménide civile,
Toute la France, nous, nous tous qui détestons
Le meurtre pêle-mêle et la guerre à tâtons !
Comme ils vont, l'œil en pleurs, bras tordus, mains crispées
Supplier les canons, les fusils, les épées,
Se cramponner aux murs, s'attacher aux passants,
Et fuir, et refuser la tombe, frémissants ;
Et hurler : On nous tue ! au secours ! grâce ! grâce !
Non. Ils sont étrangers à tout ce qui se passe ;
Ils regardent la mort qui vient les emmener.
Soit. Ils ne lui font pas l'honneur de s'étonner.
Ils avaient dès longtemps ce spectre en leur pensée.
Leur fosse dans leur coeur était toute creusée.
Viens, mort !
Victor Hugo, L’Année terrible (Juin 1871, XII Les fusillés)