MADAME PERNELLE, mère d’Orgon.
ORGON, mari d’Elmire.
ELMIRE, femme d’Orgon.
DAMIS, fils d’Orgon.
MARIANE, fille d'Orgon et amante de Valère.
VALÈRE, amant de Mariane.
CLÉANTE, beau-frère d'Orgon.
TARTUFFE, faux dévot.
DORINE, suivante de Mariane.
MONSIEUR LOYAL, sergent.
UN EXEMPT (1).
FLIPOTE, servante de Madame Pernelle.
La scène est à Paris, dans la maison d’Orgon.
MADAME PERNELLE et FLIPOTE, sa servante, ELMIRE, MARIANE, DORINE, DAMIS, CLÉANTE.
Allons, Flipote, allons ; que d'eux je me délivre.
Vous marchez d'un tel pas, qu'on a peine à vous suivre.
Laissez, ma bru, laissez ; ne venez pas plus loin ;
Ce sont toutes façons, dont je n'ai pas besoin.
De ce que l'on vous doit, envers vous on s'acquitte.
Mais, ma mère, d'où vient que vous sortez si vite ?
C'est que je ne puis voir tout ce ménage-ci (2),
Et que de me complaire, on ne prend nul souci.
Oui, je sors de chez vous fort mal édifiée ;
Dans toutes mes leçons, j'y suis contrariée ;
On n'y respecte rien ; chacun y parle haut,
Et c'est, tout justement, la cour du roi Pétaut (3).
Si...
Vous êtes, mamie, une fille suivante (4)
Un peu trop forte en gueule, et fort impertinente :
Vous vous mêlez sur tout de dire votre avis.
Mais...
Vous êtes un sot en trois lettres, mon fils ;
C'est moi qui vous le dis, qui suis votre grand'mère ;
Et j'ai prédit cent fois à mon fils, votre père,
Que vous preniez tout l'air d'un méchant garnement,
Et ne lui donneriez jamais que du tourment.
Je crois...
Mon Dieu, sa sœur, vous faites la discrète,
Et vous n'y touchez pas (5), tant vous semblez doucette :
Mais il n'est, comme on dit, pire eau, que l'eau qui dort,
Et vous menez sous chape (6), un train que je hais fort.
Mais, ma mère...
Ma bru, qu'il ne vous en déplaise,
Votre conduite en tout, est tout à fait mauvaise :
Vous devriez leur mettre un bon exemple aux yeux,
Et leur défunte mère en usait beaucoup mieux.
Vous êtes dépensière, et cet état (7) me blesse,
Que vous alliez vêtue ainsi qu'une princesse.
Quiconque à son mari veut plaire seulement,
Ma bru, n'a pas besoin de tant d'ajustement.
Mais, Madame, après tout...
Pour vous, Monsieur son frère,
Je vous estime fort, vous aime, et vous révère :
Mais enfin, si j'étais de mon fils (8), son époux,
Je vous prierais bien fort, de n'entrer point chez nous.
Sans cesse vous prêchez des maximes de vivre,
Qui par d'honnêtes gens ne se doivent point suivre :
Je vous parle un peu franc, mais c'est là mon humeur,
Et je ne mâche point ce que j'ai sur le cœur.
Votre Monsieur Tartuffe est bien heureux sans doute...
C'est un homme de bien, qu'il faut que l'on écoute ;
Et je ne puis souffrir, sans me mettre en courroux,
De le voir querellé par un fou comme vous.
Quoi ! je souffrirai, moi, qu'un cagot de critique (9),
Vienne usurper céans un pouvoir tyrannique ?
Et que nous ne puissions à rien nous divertir,
Si ce beau monsieur-là n'y daigne consentir ?
S'il le faut écouter, et croire à ses maximes,
On ne peut faire rien, qu'on ne fasse des crimes,
Car il contrôle tout, ce critique zélé.
Et tout ce qu'il contrôle, est fort bien contrôlé.
C'est au chemin du Ciel qu'il prétend vous conduire ;
Et mon fils, à l'aimer, vous devrait tous induire (10).
Non, voyez-vous, ma mère (11), il n'est père, ni rien,
Qui me puisse obliger à lui vouloir du bien.
Je trahirais mon cœur, de parler d'autre sorte ;
Sur ses façons de faire, à tous coups je m'emporte ;
J'en prévois une suite, et qu'avec ce pied plat (12)
Il faudra que j'en vienne à quelque grand éclat.
Certes, c'est une chose aussi qui scandalise,
De voir qu'un inconnu céans s'impatronise (13) ;
Qu'un gueux qui, quand il vint, n'avait pas de souliers,
Et dont l'habit entier valait bien six deniers,
En vienne jusque-là, que de se méconnaître,
De contrarier tout, et de faire le maître.
Hé, merci de ma vie (14) il en irait bien mieux,
Si tout se gouvernait par ses ordres pieux.
Il passe pour un saint dans votre fantaisie ;
Tout son fait (15), croyez-moi, n'est rien qu'hypocrisie.
Notes :
1 - Officier de police.
2 - Désordre.
3 - Nom inventé par Rabelais dans le Tiers livre. Sa cour désigne un lieu où règnent le désordre, la confusion, le roi n’ayant aucune autorité.
4 - Servante et dame de compagnie.
5 - Servante et dame de compagnie.
6 - Vous avez l’air de ne pas y toucher (on dirait aujourd’hui « Vous faites la sainte-Nitouche »).
7 - Sous cape.
8 - Manière d’être (ici de s’habiller).
9 - Si j’étais à la place de mon fils.
10 - Un faux dévot qui ne fait que critiquer.
11 - Le groupe nominal désigne ici la grand-mère.
12 - Homme du commun portant des souliers sans talons, contrairement aux gens de qualité.
13 - Devienne le maître, s’établisse comme chez lui.
14 - Dieu merci !
15 - Comportement, conduite.
Scène d’exposition, théâtre, Tartuffe ou l’élément perturbateur, dispute, querelle, comique, personnages nombreux, Orgon, Pernelle, paratexte, spectateur, communication impossible, références triviales, émotions, intrigue, hypocrisie, dévoiler, ignorer...
Début in medias res (relatif). Intrigue a commencé. Scène d’exposition.
Scène (d’exposition) animée. Sept personnages sur la scène. Rythme rapide.
Personnage de Pernelle veut partir (« allons »). Tous les autres courent à sa suite, d’où effet comique. Comique renforcé par impossibilité de parler. Les personages s’expriment par monosyllabes interrompus : « Si... », « Mais... ». Comédie.
« Vous marchez d’un tel pas qu’on a peine à vous suivre ». « Suivre » = double sens (suivre quelqu’un mais aussi le comprendre). Ironie d’une scène d'exposition où l’exposition est difficile. L’exposition est une entrée en scène alors qu’il s’agit ici d’une sortie sans cesse retardée par les interruptions. Tous les comiques sont convoqués : comiques de geste (probablement. Imaginer la mise en scène), de mots, de caractère, de situation. (Voir la leçon sur les types de comique)
Pernelle insulte tout le monde : « Un peu trop forte en gueule », « Vous êtes un sot en trois lettres, mon fils ».
Propos de Pernelle = suite de clichés.
Toutefois la scène d’exposition remplit ses fonctions. Prépare la suite de la pièce. Donne des indices sur les personnages. Tout tourne autour d’Orgon. Elmire = belle-mère de Damis et Marianne, etc. Pernelle permet de faire un portrait de ces personnages notamment de Pernelle qui malgré ce qu’elle en dit apparaît comme un personnage mesuré. Le spectateur ne peut donc souscrire aux propos du type « Votre conduite en tout est tout à fait mauvaise » (répétition de « tout »). Pernelle = personnage mécontent sans que l’on sache pourquoi.
Lʼexposition est originale : ce sont les deux absents qui semblent constituer les enjeux de lʼaction. Le public est donc impatient de les découvrir
Les personnages parviennent finalement à s’exprimer progressivement. Des monosyllabes, on passe à deux puis trois (d’une opposition à l’expression avortée d’une opinion « je crois ») jusqu’à un hémistiche (« Mais, Madame, après tout... »). Progression de la parole.
Champ lexical de la religion.
Tartuffe « arrive » au vers 41. Le dialogue commence réellement à partir de ce moment-là. Apologie de Tartuffe. Justification du mécontentement de Pernelle « Et je ne puis souffrir sans me mettre en courroux/ De le voir querellé par un fou comme vous » (assonance en « ou »).
Vue par Pernelle, Tartuffe = portrait élogieux.
(« homme de bien », v. 42, repris au v. 78), avec un champ lexical mélioratif qui le rattache à la morale religieuse : « chemin du ciel » (v. 53), « ses ordres pieux » (v. 78, avec diérèse), « contre le péché » (v. 67), « lʼintérêt du ciel » (v. 78). Tartuffe est présenté dans le rôle de directeur de conscience qui doit conduire la famille dans la voie du salut et de la vertu, ce qui rappelle le rôle joué dans les familles importantes par les membres de la Compagnie du Saint Sacrement. cf. verbes qui lui accordent une influence : « il faut que lʼon écoute » (v. 42), « contrôle » (repris aux v. 51-52), « vous conduire » (v. 53), « se gouvernait » (v. 68).
Il en va tout autrement vu par la famille. = blâme.
Parole Damis « Votre Monsieur Tartuffe » : dénonciation, mise à distance.
Présenté comme un parasite. C’est un élément perturbateur, un imposteur (il prend la place du maître, il « s’impatronise », « usurper »). Le nom « Tartuffe » est apparenté à l’italien tartufo qui signifie « truffe », champignon parasite des racines du chêne. Dans la langue du XVIe siècle, il existait le mot truffe avec le sens de « tromperie » et un verbe trupher, employé par Rabelais, dans le sens de « se moquer de ».
On dit un tartuffe, une tartufferie mais que le nom propre soit devenu nom commun –> une antonomase
Modernité de la pièce : sur l'utilisation frauduleuse de la religion, sur la liberté de critiquer les religions.
Le spectateur est pour Damis (Pernelle étant décrédibilisée). Le titre de la pièce s’éclaire. Le personnage joue un rôle et porte un masque, celui de la religion. Théâtre dans le théâtre. Et conduit le spectateur à s’interroger : qui est vraiment Tartuffe ?
Plaidoyer de Molière à travers ces propos :
Quoi ! je souffrirai, moi, qu'un cagot de critique,
Vienne usurper céans un pouvoir tyrannique ?
Et que nous ne puissions à rien nous divertir,
Si ce beau monsieur-là n'y daigne consentir ?
Allusion à l’interdiction dont la pièce a fait l’objet. Cf. Préface « Le devoir de la comédie est de corrige les hommes en les divertissant ». placere et docere.
Une comédie de caractère/mœurs dont le but avoué est de montrer certains défauts de la société contemporaine.
Questions religieuses divisent le royaume. Le parti des dévots oblige le Roi à faire interdire la pièce. Sa représentation ne sera autorisée quʼen 1669 après quʼelle aura été plusieurs fois remaniée.