Séance 5 L’invitation au voyage
Source
Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l’ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l’âme en secret
Sa douce langue natale.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde ;
C’est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde.
– Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D’hyacinthe et d’or ;
Le monde s’endort
Dans une chaude lumière.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Les Fleurs du mal, Spleen et Idéal, LIII
Éléments de correction pour un commentaire
Poème extrait de la section Spleen et Idéal (LIII) et inscrit dans la partie consacrée à l’Idéal. Un idéal qui prend la double forme d’un amour absolu et de la fuite vers un ailleurs.
Le poème appartient au cycle de Marie Daubrun.
Problématiques possibles
- En quoi ce poème exprime-t-il l’aspiration à un idéal ?
- De quelle façon le poème établit-il une correspondance entre la femme et le paysage ?
- Pourquoi peut-on dire que ce poème est conçu comme un tableau ?
Axes possibles
1. L’invitation à découvrir un lieu imaginaire
- Le poème s’adresse à la femme aimée (« Mon enfant, ma sœur ») et l’invite à découvrir un pays (la Hollande[^1]) qui est une sorte de miroir (cf. le « pays qui te ressemble » au vers 6). ➝ correspondance femme-paysage. Équivalence entre les « soleils mouillés » et les « yeux brillant à travers leurs larmes » (vers 11 et 12). L’éclat voilé du regard et du ciel suggère un mystère à percer (noter la diérèse insistante dans le pentasyllabe « Si mystérieux »), un au-delà dissimulé.
- Un lieu idéal parce qu’imaginaire que l’on ne peut entrevoir que par le songe (voir vers 2) et dont l’aspect irréel est suggéré par l’emploi des verbes au conditionnel (« décoreraient » au vers 17, « parlerait » au vers 24) mais aussi des infinitifs (voir l’anaphore « Aimer » aux vers 4 et 5). ➝ pays de Cocagne mentionné par Baudelaire dans le poème en prose.
- Curieusement ce voyage se déroule dans un espace fermé (intérieur d’une chambre dans la deuxième strophe, enceinte de la ville dans la dernière). Les vaisseaux ne partent pas mais « viennent du bout du monde » (vers 34). Ceux-ci évoquent le voyage. C’est en fait une promesse de voyage plutôt qu’un voyage en tant que tel qui est suggéré. C’est un ailleurs virtuel qui comme nous l’avons vu dans la précédente lecture analytique échappe à la réalisation et donc à la déception. Mais c’est un voyage qui s’accomplit (dans sa non-réalisation) puisque sa temporalité progresse : soleils mouillés de la journée sont couchants et « le monde s’endort ». De plus, aux conditionnels et infinitifs (et au « songe » du début ») répond un « vois » à la fin qui actualise ce qui n’était qu’onirique. Notez également les déictiques : « ces » (vers 29 et 30).
2. Un paradis baudelairien
- L’allusion à la « douce langue natale » (vers 26) évoque le paradis originel, à la situation de l’homme avant l’exil. De même, les « traîtres yeux » (vers 11) renvoient à la femme coupable de ce péché. C’est un personnage ambivalent à la fois instrument de perdition et de volupté.
- À défaut d’un retour en arrière, il faut se contenter d’un déplacement dans l’espace : « là-bas » (vers 3), « là » (vers 13) dont l’imprécision est significative. C’est un lieu idéal qui s’oppose à un ici désignant le lieu où s’exprime le poète.
- Cet ailleurs a la coloration exotique chère à Baudelaire (voir au vers 23 la « splendeur orientale » ou l’évocation du « bout du monde » au vers 34). La Hollande, en raison de son négoce avec l’Asie et ses diverses colonies, évoque cet orient par les « vaisseaux » (vers 29).
3. Les éléments du bonheur selon Baudelaire
- La réalité de ce paradis s'appréhende à partir des sens, en particulier l’odorat et la vue (penser aux synesthésies[^2]). Les odeurs : celle des fleurs (vers 18), « odeurs » (vers 19), « senteurs » (vers 20). La vue est encore plus sollicitée. Le regard de Marie Daubrun, mais aussi l’impératif « vois » de la dernière strophe.
- C’est la beauté de la lumière qui doit être vue. « Une chaude lumière » (vers 40) s’oppose, par exemple, aux « froides ténèbres » du spleen évoquées dans « Chant d’automne ». Elle inonde la ville tout entière « D'hyacinthe et d’or » (vers 38). Le poème invite à jouir de la richesse qu’offrent ces lieux (« Les plus rares » au vers 18, « Les riches plafonds » au vers 19). Remarquez également l’emploi du déterminant indéfini « tout » répété à de multiples reprises (« Tout n’est que... » dans le refrain, « Tout y parlerait » au vers 24).
- L’abondance, le luxe, la volupté sont les éléments du bonheur baudelairien. Un sentiment de plénitude peut être alors ressentie (« Aimer à loisir » au vers 4, « assouvir ton moindre désir » aux vers 32 et 33)
4. La transfiguration du réel par l’art
- Ce bonheur ne peut s’entrapercevoir que dans et par l’art et la poésie. En effet, le poème se donne à voir et est conçu comme un tableau : composition du poème comme un triptyque. Le terme « ciels » au vers 8 évoque la peinture. Le jeu de miroirs est caractéristique de la peinture[^3] hollandaise (en particulier Vermeer (pour les intérieurs) et Ruisdael (pour les ciels), peintres hollandais du 17e siècle. Cf. (encore) la version en prose révélant la transfiguration faisant du réel un lieu idéal : « Pays singulier, supérieur aux autres, comme l’Art l’est à la Nature, où celle-ci est réformée par le rêve, où elle est corrigée, embellie, refondue. »
- Rythme et sonorités. Trois strophes composées chacune de quatre groupes de deux pentasyllabes à rime masculine suivis d’un heptasyllabe à rime féminine et séparées par un refrain de deux heptasyllabes vérifient l’exigence qui sera celle de Verlaine :
De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l'Impair
Plus vague et plus soluble dans l'air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.
Rythme impair associé au refrain crée un effet de bercement propice à la rêverie. Refrain mélodique suscite une impression de paix et de bonheur jusque dans la composition :
Là/, tout n’est qu’or/dre et beauté, (1/3/3)
Luxe, calme et volupté (deux monosyllabes suivis du mot « volupté » marquant l’épanouissement du vers).
Notez également les nombreuses assonances du poème en [ã].
Notes :
1 - Dans « L’invitation au voyage » (des Petits poèmes en prose), Baudelaire évoque explicitement la Hollande en désignant la monnaie du pays, le florin.
2 - La synesthésie consiste à associer deux sens. Voir la définition de Wikipédia.
Chez Baudelaire, un sens évoque les perceptions enregistrées par un autre comme dans ces vers de « Correspondance » :
« Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants, / Doux comme les hautbois, verts comme les prairies […]».
Voir également la théorie des correspondances sur Wikipédia.
3 - Lire, entre autres,
- Le miroir dans la peinture néerlandaise : entre vision symbolique et recherche picturale
- Le miroir dans l’art
- Miroir dans l’art