De monstro nato Lutetiae, 1605
Je vis avant-hier un enfant que deux hommes et une nourrice, qui se disaient être le père, l’oncle et la tante, conduisaient pour tirer quelque sou de le montrer à cause de son étrangeté. Il était en tout le reste d’une forme commune, et se soutenait sur ses pieds, marchait et gazouillait à peu près comme les autres de même âge. Il n’avait encore voulu prendre autre nourriture que du tétin de sa nourrice ; et ce qu’on essaya en ma présence de lui mettre en la bouche, il le mâchait un peu, et le rendait sans avaler. Ses cris semblaient bien avoir quelque chose de particulier. Il était âgé de quatorze mois justement (1). Au-dessous de ses tétins, il était pris et collé à un autre enfant sans tête, et qui avait le conduit du dos étoupé (2), le reste entier ; car il avait bien un bras plus court, mais il lui avait été rompu par accident à leur naissance. Ils étaient joints face à face, et comme si un plus petit enfant en voulait accoler un plus grandelet. La jointure et l’espace par où ils se tenaient n’était que de quatre doigts ou environ, de manière que si vous retroussiez (3) cet enfant imparfait, vous voyiez au-dessous le nombril de l’autre ; ainsi la couture se faisait entre les tétins et son nombril. Le nombril de l’imparfait ne se pouvait voir, mais oui bien tout le reste de son ventre. Voilà comme ce qui n’était pas attaché, comme bras, fessier, cuisses et jambes de cet imparfait demeuraient pendants et branlants (4) sur l’autre, et lui pouvait aller sa longueur jusques à mi-jambe. La nourrice nous ajoutait qu’il urinait par tous les deux endroits. Aussi étaient les membres de cet autre nourris et vivants, et en même point (5) que les siens, sauf qu’ils étaient plus petits et menus.
Ce double corps et ces membres divers, se rapportant à une seule tête, pourraient bien fournir de favorable pronostic au roi de maintenir sous l’union de ses lois ces parts et pièces diverses de notre État ; mais de peur que l’événement ne le démente, il vaut mieux le laisser passer devant, car il n’est que de deviner en choses faites : Ut quum facta sunt, tum ad conjecturam aliqua interpretatione revocantur (6). […].
Ce que nous appelons monstres ne le sont pas à Dieu, qui voit en l’immensité de son ouvrage l’infinité des formes qu’il y a comprises (7). Et il est à croire que cette figure (8) qui nous étonne se rapporte et tient à quelque autre figure de même genre inconnu à l’homme. De sa toute sagesse, il ne part (9) rien que bon et commun et réglé, mais nous n’en voyons pas l’assortiment et la relation. Quod crebro videt, non miratur, etiam si cur fiat nescit. Quod ante non vidit, id, si evenerit, ostentum esse censet (10).
Nous appelons contre nature ce qui advient contre la coutume[^11]. Rien n’est que selon elle, quel qu’il soit. Que cette raison universelle et naturelle chasse de nous l’erreur et l’étonnement que la nouvelleté nous apporte.
Michel de Montaigne, Les Essais, livre II, Chapitre 30, 1578
Notes :
1 - Tout juste.
2 - Bouché, fermé.
3 - Releviez.
4 - Bougeant.
5 - Dans le même état.
6 - « Afin qu’après l’événement on leur donne quelque interprétation qui en fasse des présages. » Cicéron, De divinatione, II, XXXI.
7 - Englobées, intégrées.
8 - Le mot est ici synonyme de « forme » (voir plus haut).
9 - Vient
10 - « Ce qu'il voit souvent ne l'étonne pas, même s'il en ignore la cause. Mais s'il se produit quelque chose qu'il n'a jamais vu, il en fait un prodige. » Cicéron, De divinatione, II, XXVII.
11 - L'habitude
Voici les différentes étapes menant à la construction d'une introduction.
Le genre de l’essai a été inventé par l’écrivain Michel de Montaigne et désigne un texte en prose exposant une réflexion qui se caractérise par le refus de l’exhaustivité et surtout sa forme libre. Montaigne revendique en effet une certaine liberté d’une pensée qui évolue « à sauts et à gambades » (cf. chapitre 11, « Des Boiteux », livre III). Dans les trois livres que constituent les Essais, Montaigne aborde tout type de sujets comme la mort, l’amitié ou encore l’éducation.
On se représente généralement la monstruosité sous les traits horribles de quelque créature sortie du fond des eaux telle le Kraken ou autres trolls et orques qui peuplent l’univers de Tolkien. Ces monstres inspirent l’effroi et sèment la dévastation. Il est un autre type de monstre évoqué par Michel de Montaigne dans ses Essais.
Dans son Histoire de l’humanisme en Occident, Abdennour Bidar explique que l’homme occidental, tel un Narcisse se contemplant, n’a cessé de questionner son reflet dans l’eau et méditer sur lui-même. Les Essais de Michel de Montaigne sont l’exemple même de cette réflexion sur l’homme qui s’épanouit au XVIe siècle.
Dans le chapitre 30 du livre II des Essais intitulé « D’un enfant monstrueux », l’auteur raconte comment il a été amené à découvrir la difformité d’un enfant qu’il décrit longuement, mais surtout il s’interroge sur la monstruosité de l’enfant qu’il remet en question.
Avec interrogation directe
Comment Montaigne, à travers la description objective d’un enfant monstrueux, invite-t-il le lecteur à une réflexion humaniste ?
Dans quelle mesure l’usage de la réflexion permet-elle de battre en brèche la notion même de monstre ?
Avec interrogation indirecte
On se demandera alors comment Montaigne, à travers la description objective d’un enfant monstrueux, invite le lecteur à une réflexion humaniste.
On se demandera dans quelle mesure l’usage de la réflexion permet de battre en brèche la notion même de monstre.
Pour ce faire, nous commencerons par voir que ce texte — tout descriptif qu’il est — n’a pas pour seul but d’exhiber un monstre (1er axe). Nous verrons au contraire qu’il s’agit pour Montaigne d’affirmer combien l’enfant est normal (2e axe). Enfin, nous dirons en quoi l’auteur des Essais aboutit à une réflexion humaniste (3e axe).
Le genre de l’essai a été inventé par l’écrivain Michel de Montaigne et désigne un texte en prose exposant une réflexion qui se caractérise par le refus de l’exhaustivité et surtout sa forme libre. Montaigne revendique en effet une certaine liberté d’une pensée qui évolue « à sauts et à gambades » (cf. chapitre 11, « Des Boiteux », livre III). Dans les trois livres que constituent les Essais, Montaigne aborde tout type de sujets comme la mort, l’amitié ou encore l’éducation. Dans le chapitre 30 du livre II des Essais intitulé « D’un enfant monstrueux », l’auteur raconte comment il a été amené à découvrir la difformité d’un enfant qu’il décrit longuement, mais surtout il s’interroge sur la monstruosité de l’enfant qu’il remet en question. On se demandera alors comment Montaigne, à travers la description objective de l’enfant monstrueux, invite le lecteur à une réflexion humaniste. Pour ce faire, nous commencerons par montrer que ce texte — tout descriptif qu’il est — n’a pas pour seul but d’exhiber un monstre. Nous verrons au contraire qu’il s’agit pour Montaigne d’affirmer combien l’enfant est normal. Enfin, nous dirons en quoi l’auteur des Essais aboutit à une réflexion humaniste.
Définition de l’essai (relève de l’argumentation directe) :
Rédiger la transition.
Il est certain que le plus souvent ces créatures monstrueuses et prodigieuses procèdent du jugement de Dieu, lequel permet que les pères et les mères produisent de telles abominations au désordre qu'ils font en la copulation comme bêtes brutes, où leur appétit les guide, sans respecter le temps ou autres lois ordonnées de Dieu et de Nature, [...]. Les anciens estimaient tels prodiges venir souvent de la pure volonté de Dieu, pour nous avertir des malheurs dont nous sommes menacés de quelque grand désordre ; ainsi que le cours ordinaire de nature semblait être perverti en une si malheureuse engeance.
Ainsi, pour Ambroise Paré, le cours ordinaire de la nature a été perverti (a été renversé, retourné, corrompu). C’est un châtiment divin. Montaigne s’oppose à cette vision des choses qui veut que le « monstre » s’origine dans une conception emprunte de morale chrétienne (union contre-nature ou émanant d’un appétit sexuel bestial, etc.).
La bibliothèque de Montaigne. On retrouve certaines des citations grecques et latines gravées sur les poutres dans les Essais
Rédiger la transition.
Reprendre les principales idées.
Une réflexion qui constitue une transition entre Moyen Âge faisant du « monstre » une créature non naturelle (ce dont témoigne encore le texte d’Ambroise Paré) et un siècle des Lumières qui portera haut l’usage de la raison. Il s’agit de prendre le parti de l’autre (évoquer les cannibales).