Dans le chapitre 10 de Madame Bovary, le narrateur raconte l’enterrement de l’héroïne qui donne son nom à l’ouvrage. Charles, son mari, assiste aux funérailles.
En quoi cette scène d’enterrement est-elle à la fois un récit triste et poétique ?
Les femmes suivaient, couvertes de mantes noires à capuchon rabattu ; elles portaient à la main un gros cierge qui brûlait, et Charles se sentait défaillir à cette continuelle répétition de prières et de flambeaux, sous ces odeurs affadissantes de cire et de soutane. Une brise fraîche soufflait, les seigles et les colzas verdoyaient, des gouttelettes de rosée tremblaient au bord du chemin, sur les haies d’épine. Toutes sortes de bruits joyeux emplissaient l’horizon : le claquement d’une charrette roulant au loin dans les ornières, le cri d’un coq qui se répétait ou la galopade d’un poulain que l’on voyait s’enfuir sous les pommiers. Le ciel pur était tacheté de nuages roses ; des lumignons bleuâtres se rabattaient sur les chaumières couvertes d’iris ; Charles, en passant, reconnaissait les cours. Il se souvenait de matins comme celui-ci, où, après avoir visité quelque malade, il en sortait, et retournait vers elle.
Le drap noir, semé de larmes blanches, se levait de temps à autre en découvrant la bière. Les porteurs fatigués se ralentissaient, et elle avançait par saccades continues, comme une chaloupe qui tangue à chaque flot. On arriva.
Les hommes continuèrent jusqu’en bas, à une place dans le gazon où la fosse était creusée.
On se rangea tout autour ; et tandis que le prêtre parlait, la terre rouge, rejetée sur les bords, coulait par coins, sans bruit, continuellement. Puis, quand les quatre cordes furent disposées, on poussa la bière dessus. Il la regarda descendre. Elle descendait toujours.
Madame Bovary (1857), Gustave Flaubert
Lisez ces deux extraits du manuscrit de Madame Bovary. Quels sont les changements effectués par Flaubert ?
Cet extrait de Madame Bovary est structuré en deux grandes parties qu’il est possible de distinguer grâce à une phrase étonnante de brièveté : « On arriva ». En effet, cette phrase au passé simple met fin à un premier long paragraphe entièrement rédigé à l’imparfait (« suivaient », « portaient », « se sentait », etc.) et un deuxième très court de deux phrases elles aussi à l’imparfait (« ralentissaient », « avançait »).
« On arriva » tranche par sa brièveté (la première phrase, par exemple, fait près de quatre lignes), par l’emploi du passé simple (la plupart des verbes qui suivent seront conjugués à ce temps : « continuèrent », « se rangea », « poussa », « regarda ») mais aussi par l’emploi du pronom indéfini « on ». Ce terme est problématique en ceci qu’on le range parmi les pronoms personnels (comme « je », « tu », « il », etc.), mais il ne désigne personne (« on », c’est tout le monde et ce n’est personne). Dans cet extrait, ce « on » désigne à la fois le personnage principal (Charles) ainsi que toutes les personnes assistant à la mise en bière, mais nous y reviendrons plus bas.
Ce « On arriva » sert donc de pivot entre deux passages : la description à l’imparfait d’une part, et la narration au passé simple d’autre part.
C’est une scène d’enterrement que le narrateur nous donne à voir. Le champ lexical des funérailles le montre assez : « mantes noires », « cierge », « drap noir », « bière » répété deux fois, « fosse », etc. À ce premier champ s’en ajoute un deuxième qui lui est intimement lié et qui est celui de la religion (voir les mots « prières », « soutane », « prêtre », « cierge »). C’est qu’on ne saurait concevoir d’enterrement qui ne soit religieux en 1857.
Dès la deuxième ligne, le narrateur précise que le personnage principal « se sentait défaillir ». C’est donc une scène assez triste et émouvante. Pour autant, la description précise que « les seigles et les colzas verdoyaient ». C’est donc une scène printanière. Or le printemps est associé au renouveau, à la renaissance. C’est le primus tempus des romains (le premier temps). Force est alors de constater que la nature continue de chanter (« le cri d’un coq qui se répétait »). On entend même des « bruits joyeux ». C’est en somme la vie qui continue, indifférente aux malheurs humains. On peut penser à la Bible et plus précisément à l’Ancien Testament et notamment à L’Ecclésiaste, à la vanité humaine et au fait qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Les hommes naissent, vivent et disparaissent.
Toutefois, le récit est emprunt d’une certaine poésie, comme le montrent les couleurs. Nous avons déjà mentionné le verbe « verdoyaient ». On trouve aussi, en plus de la « rosée », les « nuages roses », les « lumignons bleuâtre » ou les « larmes blanche ». L’écriture de Flaubert pour être réaliste n’en est pas moins poétique. Le rythme de l’écriture ou encore les sonorités en sont une preuve supplémentaire. Voyez par exemple l’assonance en [è] de la deuxième phrase : « fraîche », « soufflait », « seigles », « verdoyaient », gouttelettes », « rosée », « tremblaient » ou la comparaison « comme une chaloupe qui tangue à chaque flot ».
Au milieu de ce décor printanier, Charles semble complètement absent. C’est pourtant lui dont le regard oriente toute la narration. En effet, la scène est perçue à travers son regard.
Nous connaissons les sentiments du personnage (« Charles se sentait défaillir »), ses souvenirs (« Charles, en passant, reconnaissait les cours », « Il se souvenait de »). Les bruits (« toutes sortes de bruits »), les odeurs (« ces odeurs affadissantes ») sont perçus par ce personnage. On a là ce qu’il convient d’appeler une focalisation interne, précisément dans le premier paragraphe dont la clausule aboutit tristement au pronom « elle ».
Le personnage focal finit par se dissoudre dans un « on » anonyme, le célèbre « on » flaubertien devant lequel semble s’effacer toute trace de narrateur. Alors, à la fin de l’extrait, les phrases se font plus courtes et mettent en avant le jeu des pronoms comme en une sorte de parallélisme : « Il la regarda descendre. Elle descendait toujours. » Charles n’est alors qu’un spectateur impuissant, ce qu’il est du début à la fin du roman, de l’épisode de la casquette à la dernière réplique sur le banc (« C’est la faute à la fatalité »). In fine, notre personnage focal ne fait que regarder.