Le roi Marc désire épouser celle à qui appartient le cheveu d’or que deux hirondelles lui ont apporté.
Pour lui plaire, son neveu Tristan part à la recherche de la jeune fille en Irlande, une terre ennemie. Pour ne pas être reconnu, il est déguisé en marchand.
Or, un matin, au point du jour, il ouït (1) une voix si épouvantable qu’on eût dit le cri d’un démon. Jamais il n’avait entendu bête glapir (2) en telle guise (3), si horrible et si merveilleuse. Il appela une femme qui passait sur le port :
« Dites-moi, fait-il, dame, d’où vient cette voix que j’ai ouïe ? ne me le cachez pas.
— Certes, sire, je vous le dirai sans mensonge. Elle vient d’une bête fière (4) et la plus hideuse qui soit au monde. Chaque jour, elle descend de sa caverne et s’arrête à l’une des portes de la ville. Nul n’en peut sortir, nul n’y peut entrer, qu’on n’ait livré au dragon une jeune fille ; et, dès qu’il la tient entre ses griffes, il la dévore en moins de temps qu’il n’en faut pour dire une patenôtre (5).
— Dame, dit Tristan, ne vous raillez pas de moi (6), mais dites-moi s’il serait possible à un homme né de mère de l’occire (7) en bataille.
— Certes, beau doux sire, je ne sais ; ce qui est assuré, c’est que vingt chevaliers éprouvés ont déjà tenté l’aventure ; car le roi d’Irlande a proclamé par voix de héraut (8) qu’il donnerait sa fille Iseut la Blonde à qui tuerait le monstre ; mais le monstre les a tous dévorés. »
Tristan quitte la femme et retourne vers sa nef (9). Il s’arme en secret, et il eût fait beau voir sortir de la nef de ces marchands si riche destrier (10) de guerre et si fier chevalier. Mais le port était désert, car l’aube venait à peine de poindre, et nul ne vit le preux chevaucher jusqu’à la porte que la femme lui avait montrée. Soudain, sur la route, cinq hommes dévalèrent, qui éperonnaient leurs chevaux, les freins abandonnés, et fuyaient vers la ville. Tristan saisit au passage l’un d’entre eux par ses rouges cheveux tressés, si fortement qu’il le renversa sur la croupe de son cheval et le maintint arrêté :
« Dieu vous sauve, beau sire ! dit Tristan ; par quelle route vient le dragon ? »
Et quand le fuyard lui eut montré la route, Tristan le relâcha.
Le monstre approchait. Il avait la tête d’une guivre, les yeux rouges et tels que des charbons embrasés, deux cornes au front, les oreilles longues et velues, des griffes de lion, une queue de serpent, le corps écailleux d’un griffon.
Tristan lança contre lui son destrier d’une telle force que, tout hérissé de peur, il bondit pourtant contre le monstre. La lance de Tristan heurta les écailles et vola en éclats. Aussitôt le preux tire son épée, la lève et l’assène sur la tête du dragon, mais sans même entamer le cuir. Le monstre a senti l’atteinte, pourtant ; il lance ses griffes contre l’écu, les y enfonce, et en fait voler les attaches. La poitrine découverte, Tristan le requiert (11) encore de l’épée, et le frappe sur les flancs d’un coup si violent que l’air en retentit. Vainement (12) : il ne peut le blesser. Alors, le dragon vomit par les naseaux un double jet de flammes venimeuses : le haubert de Tristan noircit comme un charbon éteint, son cheval s’abat et meurt. Mais, aussitôt relevé, Tristan enfonce sa bonne épée dans la gueule du monstre : elle y pénètre toute et lui fend le cœur en deux parts. Le dragon pousse une dernière fois son cri horrible et meurt.
Tristan lui coupa la langue et la mit dans sa chausse. Puis, tout étourdi par la fumée âcre, il marcha, pour y boire, vers une eau stagnante qu’il voyait briller à quelque distance. Mais le venin distillé (13) par la langue du dragon s’échauffa contre son corps, et, dans les hautes herbes qui bordaient le marécage, le héros tomba inanimé.
Extrait de Tristan et Iseut adapté par Joseph Bédier
Notes :
1 - Ouït : entendit.
2 - Glapir : pousser un cri bref et aigu.
3 - En telle guise : de telle façon, de telle manière.
4 - Fière : le mot est employé dans son premier : farouche, sauvage, féroce.
5 - Une patenôtre : une prière.
6 - Ne vous raillez pas de moi : ne vous moquez pas de moi.
7 - De l’occire : de le tuer.
8 - Héraut : officier chargé de transmettre un message, de proclamer une ordonnance...
9 - Nef : navire.
10 - Destrier : au Moyen Âge, cheval de bataille (opposé à palefroi).
11 - Tristan le requiert : Tristan le cherche.
12 - Vainement : inutilement.
13 - Le venin distillé : le venin coule goutte à goutte.
1. Relevez, dans le premier paragraphe, les termes montrant l’effroi de ceux qui entendent le monstre.
2. Quelle expression souligne que ce monstre est exceptionnel ?
3. Dans le premier paragraphe, à quoi est-il comparé ?
4. Pourquoi veut-on absolument le tuer ?
5. À partir de « Le monstre approchait » jusqu’à « un griffon », relevez tous les groupes nominaux qui décrivent le dragon. Soulignez les adjectifs qualificatifs épithètes et les compléments du nom.
6. Dans quelles histoire avez-vous déjà rencontré un tel monstre ? Citez les autres monstres évoqués dans ce texte.
7. Quels termes montrent la violence du combat ?
8. Dans l’avant-dernier paragraphe, quel est le temps principalement utilisé ? Quel effet produit l’utilisation de ce temps ?
9. Qu’est-ce qu’un dialogue ? Quel est le contraire du mot « dialogue » ?
10. Qui parle dans ce dialogue ? Relevez tous les termes qui l’indiquent.
11. Dites à quels éléments on reconnaît un dialogue (on peut en trouver au moins quatre).
12. Rédigez des phrases contenant chacun des mots suivants : « ouïr », « occire », « destrier », « requérir » et « vainement ».
13. Donnez le sens du mot « dragon » dans chacune de ces phrases :
14. Qu’est-ce qu’une « dragonne » ?