De l'arrivée de Renart chez dame Hersent durant l'absence d'Ysengrin, et comment la guerre prit commencement entre les deux barons.
À quelque temps de là, Renart se trouva devant un amas de branches entrelacées qui formaient une haie et dissimulaient l'entrée d'un souterrain. Il franchit la haie, découvrit l'ouverture et, soit par un mouvement de curiosité soit dans l'espoir d'y trouver à prendre, il descendit et n'eut pas de peine à reconnaître la demeure de son bel oncle Ysengrin. Le maître était sorti, dame Hersent, nouvellement relevée de couches (1), allaitait et léchait ses louveteaux. Comme elle avait déposé son chaperon, le soleil vint la frapper au visage quand Renart ouvrit la porte ; cela lui fit regarder qui venait ainsi lui rendre visite.
Pour Renart, la crainte d'un mauvais accueil, le décidait à demeurer immobile derrière la porte ; mais Hersent l'avait reconnu tout de suite à sa robe rousse. « Ah ! » dit-elle en riant, « c'est donc ainsi, damp Renart, que vous venez épier les gens ? » L'autre se tait et ne fait pas un geste ; sans doute il comptait sur l'obscurité de la salle pour donner le change à la dame (2). Hersent l'appelle une seconde fois par son nom et lui fait même du petit doigt signe d'approcher. « J'aurais bien des reproches à vous adresser, damp Renart ; mais je vois que vous ne voulez rien faire pour m'être agréable. En vérité, jamais on n'a traité sa commère aussi mal que vous faites. » Ces paroles dites d'un ton caressant rendirent confiance à Renart. « Madame, » dit-il, « j'en prends Dieu à témoin, ce n'est pas de mon gré que j'ai cru devoir éviter de vous rendre visite pendant vos couches ; bien au contraire : mais Ysengrin, vous le savez, me cherche noise (3) et m'épie constamment par monts et par vaux ; pourquoi m'a-t-il ainsi pris en haine, je l'ignore, ne lui en ayant jamais donné la moindre occasion. Ne prétend-il pas que je vous aime et que je cherche à prendre sa place ici ? Il n'est pas un de vos voisins qui ne lui ait entendu raconter que vous aviez de l'amour pour moi, et qu'il s'en vengerait un jour ou l'autre. Et pourtant, vous savez si je vous ai jamais dit un seul mot qui ne fût pas convenable. À quoi pourrait-il servir de prier d'amour une grande dame qui ne manquerait pas d'en rire à nos dépens ? »
Ces paroles, Hersent les écoute avec une colère mêlée de dépit (4) : « Vraiment, on parle de moi chez nos voisins ! Le vilain dit : Tel appelle sa honte qui pense à la venger. Je puis le dire hautement ; jusqu'à présent je n'ai pas eu de pensée mauvaise : mais puisque Ysengrin m'accuse, je veux lui donner raison ; et dès aujourd'hui, Renart, j'entends que vous soyez mon ami. Comptez toujours sur mon bon accueil, j'engage ma foi d'être entièrement à vous. » Renart, charmé de si bonnes paroles, ne se les fit pas répéter. Il s'approcha de dame Hersent, la pressa dans ses bras, et les nouveaux amants firent échange des promesses les plus tendres. Mais les longs propos d'amour n'étaient pas au goût de damp Renart ; il parla bientôt de séparation et de la nécessité de prévenir le retour d'Ysengrin. Avant de sortir de la maison, il a soin de passer sur les louveteaux et de les souiller de ses ordures. Toutes les |es provisions qu’il rencontre il s'en empare, puis il revient une seconde fois aux louveteaux qu'il bat comme s’il eût voulu les faire taire, mais en réalité pour mieux les obliger à parler. Il les traite d’enfants trouvés, sans craindre la honte qui devait en retomber sur Hersent. La dame, dès qu'il est parti, prend les louveteaux, essuie leurs larmes, les flatte et les caresse. « Mes enfants » leur dit-elle, « au moins ne direz-vous pas au père que Renart soit venu et qu'il vous ait maltraités. - Comment ! » répondent-ils « ne pas nous plaindre du méchant roux que vous avez accueilli et qui honnit (5) notre cher père ? À Dieu ne plaise ! il faut que justice en soit prise. » Renart, à la porte, entendit quelque chose de la querelle, mais il ne s’en inquiéta pas et se remit à la voie (6).
Notes :
1 - Nouvellement relevée de couches : Dame Hersent se rétablit après l’accouchement.
2 - Donner le change à la dame : tromper, abuser la dame.
3 - Me cherche noise : me cherche querelle, dispute.
4 - Dépit : chagrin et colère dus à une déception.
5 - Honnit : déteste.
6 - Se remit à la voie : repartit.
1. « Ces paroles dites d'un ton caressant rendirent confiance à Renart »
Cherchez dans le deuxième paragraphe tout ce qui révèle (gestes, paroles, attitude... ) ce ton caressant dont fait preuve dame Hersent.
2. Quel effet cette attitude et ces paroles ont-elles sur Renart ?
3. Quelle raison Renart donne-t-il à Hersent pour n’être pas venu la voir plus tôt ?
4. Quel est le vrai sujet du discours de Renart ? Trouvez la réponse en cherchant un mot qu’il répète à deux reprises.
5. Chercher quelques sens du mot « galanterie ». Dans quel genre littéraire du Moyen Âge trouverait-on cette galanterie ?
6. De quelle façon réagit dame Hersent après avoir écouté Renart ?
7. Quel proverbe cite-t-elle qui annonce ses intentions ?
8. Quelle phrase raconte brièvement les amours de Renart et d’Hersent ?
9. Que fait Renart avant de quitter dame Hersent ?
10. Que signifie cette phrase : « il bat [les louveteaux] comme s’il eût voulu les faire taire, mais en réalité pour mieux les obliger à parler » ?
11. D’où vient le comique de cette scène ?