Lecture analytique des stances.
La versification est l’étude des vers, donc de la poésie. Comme Le Cid est une pièce de théâtre en vers, on l’étudie comme un poème :
Per/cé/ jus/ques/ au/ fond/ du/ cœur
Ce vers, extrait des stances (acte I, scène 6) est un octosyllabe (il contient 8 syllabes), alors que les vers dans cette pièce sont en principe des alexandrins :
N’ai/-je/ donc/ tant/ vé/cu/ que/ pour/ ce/tte in/fa/mie ?
Pour compter les syllabes de ces vers, il est nécessaire de connaître certaines règles comme la règle du « e » muet ou la licence poétique.
Le poète peut modifier l’orthographe d’un mot pour obtenir le nombre voulu de syllabes. Ainsi, dans l’octosyllabe ci-dessus, la conjonction de subordination « jusque » est orthographiée « jusques ». En créant ainsi la liaison du « s » avec « au », on gagne une syllabe supplémentaire (on prononce « jus/ques/ au/ fond » au lieu de « jus/que au/ fond »).
On a un autre exemple de licence poétique dans cet alexandrin :
Tous/ mes/ sens/ à/ moi/-mê/me en/ sont/ en/cor/ char/més
En enlevant le « e » de « encore », on fait l’économie d’une syllabe. On en a quatre alors qu’on en aurait cinq avec cette orthographe : en/co/re/ char/més
Mi/sé/ra/ble/ ven/geur/ d’u/ne/ jus/te/ que/relle
Le « e » de « misérable » (mais aussi de «une» ou de «juste») compte et forme une syllabe supplémentaire quand il est placé devant un mot commençant par une consonne. Cependant le « e » du dernier mot (à la fin du vers) ne compte jamais («querelle» fait deux syllabes et non trois).
Je/ de/meu/re i/mmo/bi/le, et/ mon/ â/me a/ba/ttue
Le « e » de « demeure » (mais aussi de « immobile » ou de « âme ») ne compte pas quand il est devant un mot commençant par une voyelle. Il s’élide (de la même façon que l’on prononce, par exemple, « j’allais » et non « je allais »).
En principe, on ne trouve dans la tragédie classique que des alexandrins. En revanche, dans la scène 6 de l’acte I que l’on appelle également les stances (strophes), on trouve différents mètres.
En effet, nous avons aussi bien des vers de 6 syllabes (des hexasyllabes) :
Cè/de au/ coup/ qui/ me/ tue
On a également des vers de 8 syllabes (des octosyllabes) :
Il/ vaut/ mieux/ cou/rir/ au/ tré/pas.
Des vers de 10 syllabes (des décasyllabes) :
Si/ près/ de/ voir/ mon/ feu/ ré/com/pen/sé
Ou, bien sûr, des vers de 12 syllabes (des alexandrins ou dodécasyllabes) :
Il/ faut/ ven/ger/ un/ pè/re, et/ per/dre u/ne/ maî/tresse.
Dans l’ensemble de la pièce, les rimes sont suivies (selon un schéma très simple : aa, bb, cc, etc.).
Cependant, dans les stances, les rimes ont une disposition un peu différente :
Percé jusques au fond du cœur a
D’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle, b
Misérable vengeur d’une juste querelle, b
Et malheureux objet d’une injuste rigueur, a
Je demeure immobile, et mon âme abattue c
Cède au coup qui me tue. c
Si près de voir mon feu récompensé, d
Ô Dieu! l’étrange peine ! e
En cet affront mon père est l’offensé, d
Et l’offenseur le père de Chimène ! e
On trouve des rimes embrassées (abba), puis suivies (cc), et enfin croisées (dede).
Des rimes sont pauvres si elles n’ont qu’un son en commun (« combats » et « bras ») ; elles sont suffisantes si elles ont deux sons en commun (« abattue » et « tue ») ; elles sont riches si elles ont trois sons ou plus (« récompensé » et « offensé »). Bien sûr, les lettres muettes ne comptent pas.
On trouve énormément de figures telles la métaphore, la comparaison mais aussi la synecodque, la répétition, l’opposition.
La synecodque est une figure qui consiste à désigner un objet par une de ses parties (quand on dit « faire de la voile » pour « faire du bateau »). Ainsi, « le fer » désigne l’épée (la matière dans laquelle elle est faite), « le bras » désigne la force, le corps du guerrier.
La répétition peut marquer l’indignation :
Mon bras, qu’avec respect toute l’Espagne admire,
Mon bras, qui tant de fois a sauvé cet empire,
Lorsqu’un mot répété est disposé à la même place (au début de chaque vers par exemple), on parle d’anaphore.
L’opposition (ou antithèse) permet d’opposer deux mots ou deux groupes de mots de sens contraires (« offenseur » et « offensé », « impuni » et « punir », etc.). Elle souligne le choix que Rodrigue doit faire entre vengeance et amour :
M’es-tu donné pour venger mon honneur ?
M’es-tu donné pour perdre ma Chimène ?
Rodrigue ne sait que faire. Dans ce long monologue, il ne sait s’il doit venger l’honneur de son père et perdre Chimène ou perdre son honneur et préserver l’amour de celle qu’il aime. Ce choix impossible est un dilemme, un dilemme cornélien (du nom de l’auteur de la pièce) :
Je dois à ma maîtresse aussi bien qu’à mon père
Les stances sont des strophes dans lesquelles le héros monologue. Il exprime sa peine, sa tristesse, ses hésitations, et suscite ainsi la pitié du spectateur.
Les stances forment alors un contraste avec le rythme des alexandrins à rimes plates que l’on trouve tout au long de la pièce. Composées de vers variés (octosyllabes, alexandrins, hexasyllabes, décasyllabes), composées de rimes variées (embrassées, plates, croisées), les stances se terminent invariablement par un refrain rappelant le nom de l’être aimé.