Œdipe — […] dis-moi, Ismène, quelle nouvelle apportes-tu à ton père ? Pourquoi as-tu entrepris ce voyage ? Car je suppose que tu n’es pas venue sans motif et je redoute quelque fâcheuse surprise.
Ismène — Tout ce que j’ai enduré depuis que je me suis mise à ta recherche, père, j’aime mieux n’en rien dire, car je ne tiens pas à vivre une seconde fois ces épreuves, en les racontant. J’ai fait ce voyage pour t’apprendre quelle douloureuse fatalité pèse sur tes deux fils. Au début, ils rivalisaient à qui laisserait le trône à Créon, pour éviter une souillure à leur pays. À les entendre, ils n’avaient dans la pensée que la flétrissure qui marquait ton infortunée maison ! Mais bientôt, un dieu les poussant, et leurs criminels instincts, entre ces frères trois fois misérables se déclara une funeste émulation à s’emparer du sceptre et de la puissance royale. Au mépris des droits de son aîné, le plus jeune évince Polynice et le chasse de sa patrie. Alors, selon le bruit qui s’en est accrédité chez nous, l’exilé a gagné le val d’Argos ; là, entrant dans une nouvelle famille, il s’assure de troupes fidèles, tout impatient de livrer aux Argiens la terre de Cadmos, si leur défaite ne porte aux nues la gloire thébaine. Ce ne sont pas là des mots, mon père, ce sont des faits redoutables. Je me demande à quelle extrémité les dieux porteront ta misère avant de la prendre en pitié.
Œdipe — As-tu donc quelquefois espéré qu’ils se souviendraient de moi pour me sauver un jour ?
Ismène — Oui, père, depuis les derniers oracles.
Œdipe — Les derniers oracles ? Qu’ont-ils prédit, mon enfant ?
Ismène — Qu’un jour les Thébains chercheraient à te posséder mort ou vivant, car il y va de leur sécurité.
Œdipe — Quel secours attendraient-ils d’un homme tel que moi ?
Ismène — En toi, dit-on, repose leur puissance.
Œdipe — Quand je ne suis plus rien, alors on me compte pour quelque chose ?
Ismène — Les dieux te relèvent, après t’avoir abattu.
Œdipe — Abattre un homme jeune pour le relever vieillard, mauvaise opération !
Ismène — Sache pourtant que cet oracle te vaudra la visite de Créon, sa très prochaine visite.
Œdipe — Quelles sont ses intentions, ma fille ? Éclaire-moi.
Ismène — De fixer ton séjour près du territoire thébain, car ils veulent s’assurer de ta personne, mais sans t’ouvrir leur frontière.
Œdipe — A quoi leur servira-t-il que je repose à leurs portes ?
Ismène — Ta tombe négligée leur porterait malheur.
Œdipe — La chose va de soi, sans qu’un dieu ait besoin de le dire.
Ismène — C’est pour cette raison qu’ils veulent t’imposer une résidence à portée de leur territoire.
Œdipe — Jetteront-ils sur mon corps de la terre thébaine ?
Ismène — Père, le sang des tiens, que tu as versé, s’y oppose.
Œdipe — S’il en est ainsi, jamais ils ne me tiendront en leur pouvoir.
Ismène — Ce refus pèsera lourd sur les enfants de Cadmos.
Œdipe — En quelle conjoncture, ma fille ?
Ismène — Ta colère les atteindra, s’ils s’approchent de ta tombe.
Œdipe — Ce que tu me rapportes, mon enfant, de qui l’as-tu appris ?
Ismène — De délégués aux Jeux, qui revenaient du sanctuaire delphique.
Œdipe — Tels sont donc les termes de l’oracle rendu sur nous ?
Ismène — Ces délégués l’ont affirmé, quand ils sont rentrés à Thèbes.
Œdipe — Et mes fils ? L’un ou l’autre a-t-il eu connaissance de l’oracle ?
Ismène — Ils n’en ignorent rien l’un et l’autre.
Œdipe — Et cependant ils songent plus à régner qu’à regretter leur père, les scélérats !
Ismène — Ce mot me meurtrit le cœur, mais je l’accepte sans protester.
Œdipe — Veuillent les dieux ne jamais l’éteindre, cette discorde providentielle, et puissé-je demeurer l’arbitre du combat qui affronte les deux frères ! Il régnera peu de temps, celui qui trône et tient le sceptre ; il ne retrouvera plus sa place au foyer, celui qui a choisi l’exil, puisque, ni l’un ni l’autre, ils n’ont retenu et protégé l’auteur de leurs jours, lorsqu’il fut ignominieusement expulsé de sa patrie. Oui, si j’ai été jeté à la rue, si j’ai été décrété de bannissement, c’est leur faute. Ne dites pas qu’à cette époque je ne demandais pas mieux, en sorte que la cité n’aurait fait que m’accorder une grâce. Ce n’est pas vrai. Aussi bien, dans le feu de ma fureur, lorsque rien ne m’eût été plus doux que de périr sous une grêle de pierres, personne ne s’offrit à exaucer mon vœu. Le temps mûrissant ma douleur, je compris que les transports de mon désespoir m’avaient châtié trop durement. C’est alors, la cité s’avisant de me chasser, quand je ne le désirais plus, que les fils de mon sang, qui d’un mot pouvaient me sauver, ne daignèrent pas ouvrir la bouche, et que je pris pour toujours le chemin d’exil et de misère […]
Sophocle, Œdipe à Colone (premier épisode)