À Monsieur le comte de Lastic
Paris, le 20 décembre 1754
Sans avoir, l’honneur, monsieur, d’être connu de vous, j’espère qu’ayant à vous offrir des excuses et de l’argent, ma lettre ne saurait être mal reçue.
J’apprends que Mademoiselle de Cléry a envoyé de Blois un panier à une bonne vieille femme, nommée madame Le Vasseur, et si pauvre qu’elle demeure chez moi ; que ce panier contenait, entre autres choses, un pot de vingt livres de beurre ; que le tout est parvenu, je ne sais comment, dans votre cuisine ; que la bonne vieille, l’ayant appris, a eu la simplicité de vous envoyer sa fille, avec la lettre d’avis, vous redemander son beurre, ou le prix qu’il a coûté ; et qu’après vous être moqué d’elle, selon l’usage, vous et madame votre épouse, vous avez, pour toute réponse, ordonné à vos gens (1) de la chasser.
J’ai tâché de consoler la bonne femme affligée, en lui expliquant les règles du grand monde et de la grande éducation ; je lui ai prouvé que ce ne serait pas la peine d’avoir des gens, s’ils ne servaient à chasser le pauvre quand il vient réclamer son bien ; et, en lui montrant combien justice et humanité sont des mots roturiers (2), je lui ai fait comprendre, à la fin, qu’elle est trop honorée qu’un comte ait mangé son beurre. Elle me charge donc, monsieur, de vous témoigner sa reconnaissance de l’honneur que vous lui avez fait, son regret de l’importunité (3) qu’elle vous a causée, et le désir qu’elle aurait que son beurre vous eût paru bon.
Que si, par hasard, il vous en a coûté quelque chose pour le port du paquet à elle adressée, elle offre de vous le rembourser, comme il est juste. Je n’attends là-dessus que vos ordres pour exécuter ses intentions, et vous supplie d’agréer les sentiments avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc.
Jean-Jacques Rousseau, Correspondance, lettre 349
Notes :
1 - Vos gens : vos domestiques.
2 - Roturiers : qui ne sont pas nobles.
3 - L’importunité : le désagrément, le dérangement, le déplaisir.