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« Le monde comme il va » (parties XI à XII)

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XI

Insensiblement Babouc faisait grâce à l’avidité du financier, qui n’est pas au fond plus avide (85) que les autres hommes, et qui est nécessaire. Il excusait la folie de se ruiner pour juger et pour se battre, folie qui produit de grands magistrats et des héros. Il pardonnait à l’envie des lettrés, parmi lesquels il se trouvait des hommes qui éclairaient le monde ; il se réconciliait avec les mages ambitieux et intrigants (86), chez lesquels il y avait plus de grandes vertus que de petits vices ; mais il lui restait bien des griefs (87), et surtout les galanteries des dames (88), et les désolations qui en devaient être la suite le remplissaient d’inquiétude et d’effroi.
  Comme il voulait pénétrer dans toutes les conditions humaines, il se fit mener chez un ministre ; mais il tremblait toujours en chemin que quelque femme ne fût assassinée en sa présence par son mari. Arrivé chez l’homme d’État, il resta deux heures dans l’antichambre (89) sans être annoncé, et deux heures encore après l’avoir été. Il se promettait bien dans cet intervalle de recommander à l’ange Ituriel et le ministre et ses insolents huissiers (90). L’antichambre était remplie de dames de tout étage (91), de mages de toutes couleurs, de juges, de marchands, d’officiers, de pédants ; tous se plaignaient du ministre. L’avare et l’usurier (92) disaient : « Sans doute, cet homme-là pille les provinces » ; le capricieux lui reprochait d’être bizarre ; le voluptueux (93) disait : « Il ne songe qu’à ses plaisirs » ; l’intrigant se flattait de le voir bientôt perdu par une cabale (94) ; les femmes espéraient qu’on leur donnerait bientôt un ministre plus jeune.
  Babouc entendait leurs discours ; il ne put s’empêcher de dire : « Voilà un homme bien heureux, il a tous ses ennemis dans son antichambre ; il écrase de son pouvoir ceux qui l’envient ; il voit à ses pieds ceux qui le détestent. » Il entra enfin ; il vit un petit vieillard courbé sous le poids des années et des affaires, mais encore vif et plein d’esprit.
Babouc lui plut, et il parut à Babouc un homme estimable. La conversation devint intéressante. Le ministre lui avoua qu’il était un homme très malheureux, qu’il passait pour riche, et qu’il était pauvre ; qu’on le croyait tout-puissant, et qu’il était toujours contredit ; qu’il n’avait guère obligé que des ingrats (95), et que dans un travail continuel de quarante années il avait eu à peine un moment de consolation. Babouc en fut touché, et pensa que, si cet homme avait fait des fautes, et si l’ange Ituriel voulait le punir, il ne fallait pas l’exterminer, mais seulement lui laisser sa place.

XII

Tandis qu’il parlait au ministre, entre brusquement la belle dame chez qui Babouc avait dîné ; on voyait dans ses yeux et sur son front les symptômes de la douleur et de la colère. Elle éclata en reproches contre l’homme d’État, elle versa des larmes ; elle se plaignit avec amertume de ce qu’on avait refusé à son mari une place où sa naissance lui permettait d’aspirer, et que ses services et ses blessures méritaient ; elle s’exprima avec tant de force, elle mit tant de grâce dans ses plaintes, elle détruisit les objections avec tant d’adresse, elle fit valoir les raisons avec tant d’éloquence, qu’elle ne sortit point de la chambre sans avoir fait la fortune de son mari.
  Babouc lui donna la main : « Est-il possible, madame, lui dit-il, que vous vous soyez donné toute cette peine pour un homme que vous n’aimez point, et dont vous avez tout à craindre ? — Un homme que je n’aime point ! s’écria-t-elle ; sachez que mon mari est le meilleur ami que j’aie au monde, qu’il n’y a rien que je ne lui sacrifie, hors mon amant ; et qu’il ferait tout pour moi, hors de quitter sa maîtresse. Je veux vous la faire connaître : c’est une femme charmante, pleine d’esprit, et du meilleur caractère du monde ; nous soupons ensemble ce soir avec mon mari et mon petit mage, venez partager notre joie. »
  La dame mena Babouc chez elle. Le mari, qui était enfin arrivé plongé dans la douleur, revit sa femme avec des transports d’allégresse et de reconnaissance : il embrassait tour à tour sa femme, sa maîtresse, le petit mage et Babouc. L’union, la gaieté, l’esprit et les grâces, furent l’âme de ce repas. « Apprenez, lui dit la belle dame chez laquelle il soupait, que celles qu’on appelle quelquefois malhonnêtes femmes ont presque toujours le mérite d’un très honnête homme, et pour vous en convaincre, venez demain dîner avec moi chez la belle Téone (96). Il y a quelques vieilles vestales (97) qui la déchirent ; mais elle fait plus de bien qu’elles toutes ensemble. Elle ne commettrait pas une légère injustice pour le plus grand intérêt ; elle ne donne à son amant que des conseils généreux ; elle n’est occupée que de sa gloire : il rougirait devant elle, s’il avait laissé échapper une occasion de faire du bien ; car rien n’encourage plus aux actions vertueuses que d’avoir pour témoin et pour juge de sa conduite une maîtresse dont on veut mériter l’estime. »
  Babouc ne manqua pas au rendez-vous. Il vit une maison où régnaient tous les plaisirs. Téone régnait sur eux ; elle savait parler à chacun son langage. Son esprit naturel mettait à son aise celui des autres ; elle plaisait sans presque le vouloir ; elle était aussi aimable que bienfaisante ; et, ce qui augmentait le prix de toutes ses bonnes qualités, elle était belle.
  Babouc, tout Scythe et tout envoyé qu’il était d’un génie, s’aperçut que, s’il restait encore à Persépolis, il oublierait Ituriel pour Téone. Il s’affectionnait à la ville, dont le peuple était poli, doux et bienfaisant, quoique léger, médisant, et plein de vanité. Il craignait que Persépolis ne fût condamnée ; il craignait même le compte qu’il allait rendre.
  Voici comme il s’y prit pour rendre ce compte. Il fit faire par le meilleur fondeur de la ville une petite statue composée de tous les métaux, des terres et des pierres les plus précieuses et les plus viles (98) ; il la porta à Ituriel : « Casserez-vous, dit-il, cette jolie statue, parce que tout n’y est pas or et diamants ? » Ituriel entendit (99) à demi-mot ; il résolut de ne pas même songer à corriger Persépolis, et de laisser aller le monde comme il va « car, dit-il, si tout n’est pas bien, tout est passable ». On laissa donc subsister Persépolis, et Babouc fut bien loin de se plaindre, comme Jonas, qui se fâcha de ce qu’on ne détruisait pas Ninive (100). Mais quand on a été trois jours dans le corps d’une baleine, on n’est pas de si bonne humeur que quand on a été à l’opéra, à la comédie, et qu’on a soupé en bonne compagnie.


Notes :

85 - « Avidité » vient de « avide » (le désir d’avoir toujours plus d’argent, de biens...).
86 - Intrigants : l’intrigant a recours à toutes sortes d’intrigues, de machinations pour arriver à ce qu’il désire.
87 - Des griefs : des reproches.
88 - Les galanteries des dames : leurs intrigues amoureuses.
89 - L’antichambre : pièce où l’on attend avant d’être reçu.
90 - Huissiers : ceux qui ouvrent ou ferment l’huis (la porte).
91 - De tout étage : de toute classe sociale (ce qu’on appelle le rang).
92 - L’avare et l’usurier : celui qui ne prête pas son argent, et celui qui le prête (à usure).
93 - Le voluptueux : celui qui recherche les plaisirs.
94 - Une cabale : une intrigue, un complot.
95 - Il n’avait guère obligé que des ingrats : il n’avait rendu service qu’à des ingrats.
96 - La belle Téone : Madame du Châtelet.
97 - Quelques vieilles vestales : quelques vieilles femmes (ayant gardé leur vertu).
98 - Les plus viles : celles qui n’ont pas de valeur.
99 - Entendit : comprit.
100 - Jonas a été envoyé par Dieu à Ninive pour punir cette ville. Pris dans une tempête, il passe trois jours dans le ventre d’une baleine. Finalement, Dieu ne détruisit pas Ninive, provoquant la colère de Jonas.
Si la fin du conte de Voltaire évoque la bible, on remarquera que le début évoque un autre épisode biblique (celui où Dieu envoie deux anges vérifier si le péché est avéré dans Sodome et Gomorrhe).

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