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Séance 1 J'aime l'araignée et j'aime l'ortie

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J'aime l'araignée et j'aime l'ortie

Araignée

Écoutez la lecture du poème faite par Danièle Lebrun

J'aime l'araignée et j'aime l'ortie,
Parce qu'on les hait ;
Et que rien n'exauce et que tout châtie
Leur morne souhait ;

Parce qu'elles sont maudites, chétives,
Noirs êtres rampants ;
Parce qu'elles sont les tristes captives
De leur guet-apens ;

Parce qu'elles sont prises dans leur œuvre ;
Ô sort ! fatals nœuds !
Parce que l'ortie est une couleuvre,
L'araignée un gueux ;

Parce qu'elles ont l'ombre des abîmes,
Parce qu'on les fuit,
Parce qu'elles sont toutes deux victimes
De la sombre nuit...

Passants, faites grâce à la plante obscure,
Au pauvre animal.
Plaignez la laideur, plaignez la piqûre,
Oh ! plaignez le mal !

Il n'est rien qui n'ait sa mélancolie ;
Tout veut un baiser.
Dans leur fauve horreur, pour peu qu'on oublie
De les écraser,

Pour peu qu'on leur jette un œil moins superbe,
Tout bas, loin du jour,
La vilaine bête et la mauvaise herbe
Murmurent : Amour !

Juillet 1842.

signature de Hugo

Les Contemplations, Autrefois, Livre troisième, XXVII, 1856

Introduction

Les Contemplations sont, de l’aveu de l’auteur et bien qu’il trouve l’expression quelque peu prétentieuse, « les Mémoires d’une âme ». C’est un ouvrage poétique à la dimension incontestablement autobiographique divisé en deux parties — Autrefois et Aujourd’hui — dont le centre est celui d’un tombeau, celui de la fille du poète Léopoldine, morte le 4 septembre 1843.

Chaque partie est composée de trois livres, et le poème que nous allons analyser se trouve à la fin du troisième (« Les luttes et les rêves ») de la première partie qui relate la misère sociale dont le poète est témoin (pensez à « Melancholia » par exemple).

C’est un poème constitué de sept quatrains alternant décasyllabes et pentasyllabes et qui exprime un amour surprenant pour des êtres incarnant la figure du réprouvé : l’araignée et l’ortie.

Deux mouvements peuvent être identifiés : les quatre premières strophes disent cet amour et énoncent de façon anaphorique les multiples raisons de cet amour (« parce que » est répété huit fois). Les deux dernières sont une invitation à partager cet amour qui se trouve être à la fois le premier mot (si l’on excepte le maigre « j’ ») et le dernier.

Nous montrerons comment le poème exprime cet amour paradoxal qui se trouve être par là même une invitation à reconsidérer le regard que nous jetons sur ceux qui sont rejetés tout en étant l’expression de l’esthétique romantique.

Première strophe

Le premier quatrain s’ouvre sur un vers qui est une double déclaration d’amour (d’où la double répétition de « J’aime »). Ce vers établit de surcroît un parallèle entre deux choses a priori sans rapport aucun : l’araignée et l’ortie. Ce rapprochement est rendu sensible par la figure du parallélisme (« J’aime l’araignée » = pronom + verbe + groupe nominal / « et j’aime l’ortie » = pronom + verbe + groupe nominal).
La raison de cet amour est exprimée dans le vers suivant (dans une proposition subordonnée circonstancielle de cause) qui expose un paradoxe : le poète aime l’araignée et l’ortie en raison de la haine dont elles font l’objet. C’est donc un paradoxe que tout le poème — de façon assez didactique — s’efforcera d’expliciter. La coordination reliant une deuxième cause (« Et que... ») énonce dans un autre parallélisme (« ... rien n’exauce et que tout châtie ») l’expression d’un grand malheur. Les antithèses renforcent le triste sort de ces deux êtres personnifiés : « rien » / « tout », « exauce » / « châtie ». L’oxymore du dernier vers (« morne souhait ») achève la strophe et prépare l’idée que l’araignée et l’ortie sont des victimes.

Deuxième strophe

La deuxième strophe — comme toutes celles qui suivent dans le premier mouvement — commence par la conjonction de subordination « parce que », laquelle est répétée dans le troisième vers. Ce sont donc autant de causes qui sont données, autant de raisons d'aimer l'araignée et l'ortie qui, en raison de leur laideur (« chétive », « rampant »), provoquent habituellement une répulsion exprimée par l'assonnance en « i » (« maudites, chétives », « tristes captives ») et que l’ensemble du poème nous invitera à surmonter. Mais surtout la strophe opère un renversement : l'ortie et l'araignée sont des victimes (« maudites », mais aussi prisonnières de leur propre piège, ce qu’indique le groupe nominal « tristes captives »). On le verra, Victor Hugo nous invite à la compassion.

Troisième strophe

Cette strophe, tout en continuant à énumérer les raisons d’aimer l’araignée et l’ortie, introduit deux notions intéressantes et inattendues. Le mot « œuvre » tout d’abord permet d’établir un rapprochement entre ces deux réprouvés et la figure de l'artiste. Dans « Quelques mots à un autre » (Les Contemplations), Hugo se présente lui aussi en individu méprisé et rejeté. En somme, l’araignée et l’ortie, c’est un peu la figure du romantique (coupable de martyriser la littérature). Enfin, le mot « fatal » renvoie au destin et ajoute une note tragique que l’auteur des Misérables dénoncera (« Tant qu’il existera, par le fait des lois et des mœurs, une damnation sociale créant artificiellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant d’une fatalité humaine la destinée qui est divine... »). Le mot « gueux » qui rime avec « nœuds » confirme cette interprétation tout en liant ces deux notions que sont la fatalité et la misère sociale.

Quatrième strophe

La dernière strophe du premier mouvement achève le renversement opéré plus haut. Il s’agit de compatir avec ceux qui sont en fait des « victimes » (le mot apparaît enfin) et de repenser notre conception du mal. De façon très rythmée, le poème joue sur les assonances en « on » (« ont l’ombre », « on », « sont », « sombre ») qui rendent plus sensible l’alternance du décasyllabe (vers régulier qui fut longtemps celui du sonnet, de l’épopée, de la chanson de geste) et du pentasyllabe (vers irrégulier, bancal, boiteux, impair).

Cinquième strophe

Cette strophe ouvre le deuxième mouvement et interpelle le lecteur (« passants ») pour l’inviter par un quadruple impératif (« faites » et le triple « plaignez ») à reconnaître (sens premier de « grâce ») la valeur de ce qui est alors désigné par des périphrases (« la plante obscure », le « pauvre animal ») permettant par là même l'exploitation de sonorités graves et solennelles essentiellement en « a ». Le poème exprime ainsi une certaine ferveur toute religieuse qui emprunte à la prière ses effets (« Plaignez la laideur, plaignez la piqûre, / Oh ! plaignez le mal ! ») notamment par l’utilisation de la répétition et de l’exclamation. D’ailleurs, le mot « grâce » renvoie également au vocabulaire religieux (la grâce, c’est aussi la faveur divine). Précisément, on va passer de la malédiction (voir l’attribut « maudites » au vers 5) à la bénédiction, littéralement « dire le bien ».

Sixième et septième strophes

Les deux dernières strophes correspondent au deuxième mouvement et énoncent en un présent de vérité générale (« Il n’est rien qui n’ait... », « Tout veut... ») les raisons ultimes de cette invitation à l’amour qu’est ce poème. Tout d’abord, une double négation (« Il n'est rien qui n'ait ») exprime le grand désespoir de celui qui est capable d’aimer à son tour (« Tout veut un baiser »). Mais surtout la négation est renversée en son contraire : l’araignée et l’ortie sont des créatures mélancoliques, image qui sied à la noirceur de ces êtres (voir, à travers tout le poème, le champ lexical de la noirceur : « noirs », « ombre », « nuit », « obscure » et évidement « mélancolie » dont le premier élément « méla- » signifie « sombre, noir »). Dans ce poème, Hugo file ses images exactement à la façon de l’insecte donnant son titre au poème.

Les vers suivants commençant par un complément circonstanciel (« Dans leur fauve horreur ») suivi d’une double concessive (« pour peu que » répété à deux reprises) retarde le concetto du poème. Il faudra en effet attendre encore deux compléments circonstanciels (« Tout bas, loin du jour ») pour que les deux gropes nominaux (« La vilaine bête et la mauvaise herbe ») aient une (faible) parole (« Murmurent ») et expriment de concert un mot unique (« Amour ! ») à la clausule du poème. Hugo humanise, par la personnification, ceux-là mêmes à qui l’on refuse tout sentiment. Au reste, cette parole n’est rendue possible qu’à la condition expresse qu‘ « on oublie » ses réflexes et que l’on fasse preuve d’humilité (« Pour peu qu'on leur jette un œil moins superbe »). En somme, que l’on condescende à regarder « tout bas » et que humblement l’on se montre moins vaniteux et plus proche des petits et de ce qui se révèle fragile et méprisé, ce que faisait déjà le poète dans un poème précédent :

« J’ai dit aux mots d’en bas : Manchots, boiteux, goîtreux,
Redressez-vous ! planez, et mêlez-vous, sans règles,
Dans la caverne immense et farouche des aigles ! — » 

Après tout, le romantisme est l’acceptation du laid dans la littérature aussi bien les mots « d’en bas » que les personnages douteux.

Conclusion

Victor Hugo est bien le poète des réprouvés. Que l’on songe à Gwynplaine (L’Homme qui rit), à Quasimodo (Notre-Dame de Paris) ou dans un autre genre à Fantine (Les Misérables), aux communards (L’Année terrible) ou même à Satan (La Fin de Satan). Il invite le lecteur à compatir et à aimer ceux que la société rejette (et mêle différentes figures qui peuvent être identifiées comme étant le réprouvé de la société, l’artiste, etc.). On peut enfin y voir un manifeste romantique faisant entrer dans la littérature ce qui auparavant n’avait pas le droit de cité, un peu comme quand l’auteur mêle le laid et le beau (revendication de la préface de Cromwell), comme il le fait d’ailleurs en mariant le décasyllabe et le pentasyllabe, semblables « aux mots d’en bas », mais aussi comme les personnages mentionnés au début de cette conclusion. Le romantisme réhabilite les figures damnées : Caïn, Judas, Satan...

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