Dans la section Spleen et Idéal, la conjonction « et » coordonne mais a également une valeur d'opposition puisque « spleen » et « idéal » sont des notions contraires, mais non indépendantes étant donné que l’une ne va donc pas sans l’autre (1). D’ailleurs, cette section des Fleurs du mal alterne des poèmes qui relèvent pour certains du spleen et d’autres de l'idéal. Dans la mesure où Baudelaire vise très haut (l’idéal (2)), il s’expose aux déceptions et aux échecs et il est alors amené à prendre l’existence en dégoût (c’est le spleen).
En anglais « spleen » signifie « rate ». Cela désigne la bile noire (pensez au mot « atrabilaire »), c'est-à-dire la mélancolie qui passait pour une sécrétion de la rate selon la théorie des humeurs. Cessant d’être tempéré par la douceur de l’humeur sanguine, elle produit ses méfaits dans l’organisme entier, à commencer par le cerveau. C’est littéralement le « poison noir » dont parle Baudelaire dans « L’Héautontimorouménos ».
Le mot « spleen » a été importé en France au milieu du XVIIIe siècle (notamment par Voltaire ou Diderot) (3). À l’époque romantique, le mot est d’un usage courant et désigne un ennui sans cause ainsi qu’un dégoût généralisé de la vie.
Il est plus fort que la mélancolie (mot de sens affaibli puisqu'à l’origine il désigne également la bile, l’humeur noire) romantique qui depuis le XVIIe évoque « une tristesse douce et vague ». Victor Hugo dit même que « La mélancolie, c’est le bonheur d’être triste » (4). Au reste, le mot « mélancolie » avait trop été associé à la contemplation solitaire d’un soleil couchant ou du spectacle de ruines allégorisant l’inéluctable écoulement du temps (5).
Baudelaire adopte le mot « spleen » pour lui donner une dimension philosophique susceptible de mener à la mort (6). Toutefois, la notion évoquée par le mot n’a rien de nouveau. C’est le taedium vitae (dégoût de vivre) du poète Lucrèce. C’est aussi l’ennui pascalien qui n’est rien d’autre que la condition naturelle de l’homme à laquelle celui-ci n'échappe que par le « divertissement » (c’est-à-dire en s’en détournant). Le mot « ennui » a aujourd'hui un sens affaibli mais il a à l'origine un sens fort (in odio esse = être dans la haine) et que ne méconnaît pas le latiniste qu’était Baudelaire. On remarquera que le mot apparaît dès le début du recueil dans la dernière strophe de l’avis AU LECTEUR avec une majuscule (« l’Ennui », « ce monstre délicat »). Ces notions recevront d’autres noms par la suite : l’angoisse chez le philosophe danois Kierkegaard, la nausée chez Jean-Paul Sartre...
Enfin, on remarquera que le mot « spleen » ne figure pas dans les vers, mais dans les titres des poèmes ou de sections des Fleurs du mal. Toutefois, les textes de Baudelaire sont une traduction poétique riche en images donnée à ce sentiment mélancolique (7) : « Moi, mon âme est fêlée », « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans », « Je suis comme le roi d’un pays pluvieux », « Quand la terre est chargée en un cachot humide », « [...] l’Angoisse atroce, despotique,/ Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir »...
Ainsi, on trouve de nombreuses allégories qui représentent le spleen et donnent une forme concrète au tourment intérieur du poète peuplé d’un bestiaire inquiétant : araignées, chauve-souris, chats...
Tourment provenant — on l’a vu — de la misère de l’homme sans dieu confronté à un ciel vide, mais aussi par le temps qui détruit toute chose (pensez aux poèmes « Une Charogne », « L’Horloge »...). Par ailleurs, le poète est un exilé parmi les hommes.
Mais les poèmes de Baudelaire témoignent d’un double mouvement alternant désespoir et extase. Le mélancolique est celui qui peut s’élever aux plus hautes pensées mais qui peuvent — on l’a dit également — se convertir en poison. Entre tristesse stérile et méditation féconde, le poète mélancolique balance entre exaltation et abattement (8).
Notes :
1 - Pour bien comprendre l’unité que forme le couple Spleen & Idéal, précisons qu’une seule et même chose peut provoquer à la fois la joie et la douleur. C’est le cas de la femme qui, dans Les Fleurs du mal est tour à tour la mère, la sœur, l’ange, la madone, la prostituée, le monstre... C’est aussi le cas de l’amour — pour des raisons évidentes.
Baudelaire a désigné cette unité du dualisme en ces termes : « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan. L'invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre. » Mon cœur mis à nu
2 - L’art est un idéal, l’amour en est un autre...
3 - On trouve en effet, comme l’indique le Littré, le terme « spleen » chez de nombreux auteurs qui ont l’utilisé avant Baudelaire. Chez Voltaire par exemple : « Pardon de m'être mis en colère, j'avais le spleen », mais aussi chez Diderot dans une lettre à Sophie Volland.
4 - « Les âmes robustes, nous venons de le dire, sont parfois, par de certains coups de malheur, destituées presque, non tout à fait. Les caractères virils, tels que Lethierry, réagissent dans un temps donné. Le désespoir a des degrés remontants. De l’accablement on monte à l’abattement, de l’abattement à l’affliction, de l’affliction à la mélancolie. La mélancolie est un crépuscule. La souffrance s’y fond dans une sombre joie.
La mélancolie, c’est le bonheur d’être triste. »
in Les Travailleurs de la mer
5 - Théophile Gautier avait ironisé sur cette mélancolie dans le « Melancholia ».
6 - Voir, entre autres, les poèmes intitulés Spleen ou encore « Le Goût du néant ».
7 - Notez que dans « Le Cygne », les deux mots riment :
« Paris change ! mais rien dans ma mélancolie
N’a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs,
Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie,
Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs. »
8 - Les termes utilisés ici sont empruntés à Jean Starobinski dans La mélancolie au miroir.