Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d'été si doux :
Au détour d'un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,
Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d'exhalaisons.
Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu'ensemble elle avait joint ;
Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s'épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l'herbe
Vous crûtes vous évanouir.
Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D'où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.
Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s'élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,
Vivait en se multipliant.
Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l'eau courante et le vent,
Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.
Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève
Seulement par le souvenir.
Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d'un oeil fâché,
Epiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu'elle avait lâché.
— Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !
Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.
Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
De mes amours décomposés !
Les Fleurs du mal, Spleen et Idéal, XXIX
Il existe plusieurs façons de mener une analyse linéaire. Nous procéderons ici — pour ce premier essai — de la plus simple des manières et avancerons au gré de notre lecture sans énoncer de problématique puisque les instructions officielles nous le permettent.
Cette analyse qui se contentera donc de glaner ici ou là des observations fera l’objet d’un commentaire composé et pour lequel il sera donc nécessaire de proposer une problématique. Pour l’heure, on s’efforcera donc de faire apparaître quelques aspects saillants du poème en regroupant éventuellement certaines strophes faisant apparaître les « mouvements » du texte.
Le poème commence avec une injonction (« Rappelez-vous ») et s’adresse à l’âme du poète en un alexandrin très régulier (4 + 2 + 4 +2) dans une strophe (quatrain) qui alterne le vers de 12 syllabes et l'octosyllabe. Construite sur deux rimes, le poème présente dès le début une opposition lexicale entre termes connotés positivement (« âme », « doux ») et péjorativement (« infâme », « cailloux »).
S’ensuit un long portrait qui occupe les strophes 2 à 9 (soit la quasi totalité du poème) et qui, par sa précision relève de l’hypotypose tant les détails abonderont tout au long de la description. Quoi qu’il en soit, la deuxième strophe s’ouvre sur une provocation qui fait d’un objet bien peu poétique un sujet de surcroît érotique (« Les jambes en l’air, comme une femme lubrique ») et renvoie une image de la femme teinte de la misogynie bien connue du poète. L’adjectif « cynique » établit également une comparaison avec l’animal par son étymologie (« cynique » vient du grec « kunikos » et signifie « qui concerne le chien »).
La troisième strophe évoque brièvement l'œuvre de la nature et fait de celle-ci un cuisinier (voir la comparaison « Comme afin de la cuire à point ») perpétuant ainsi un cycle faisant se rejoindre destruction et construction et renvoyant à Lavoisier (« Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme »). L’ironie est ici patente : la beauté du jour est l’occasion de célébrer la pourriture qui relèverait à la fois de la cuisine, mais aussi de la sexualité (comme on peut le voir, si l’on revient en arrière, avec les termes « un lit », « jambes en l’air », « femme lubrique », « ventre »).
Le vers 1 de la strophe suivante introduite par un « et » très biblique (l’ouvrage fait un grand usage de la conjonction et la suite du poème également. Voir les strophes 7 « Et ce monde... » ainsi que 10 « — Et pourtant... ») s’achève sur l'oxymore « carcasse superbe » et entrelace le beau et le laid, ce qui caractérise pour une part non négligeable l'esthétique des Fleurs du mal. On retrouve justement dans la comparaison (« Comme une fleur s’épanouir ») un rappel de cette esthétique : du laid, il sera possible de faire du beau.
Les trois strophes qui suivent abondent en détails et donc en réalisme que nombre de contemporains de Baudelaire ont jugé obscène. Rien ne nous est épargné : les mouches au vers 17 ou encore les larves au vers 19. À l’inertie du cadavre semble répondre un élan vital rendu par les verbes « bourdonnaient », « sortaient », « coulaient », « descendait », « montait » (notez l’opposition entre ces deux derniers verbes) ou encore « s’élançait ». Les verbes d’action renforcent le côté épique de cette description. La métaphore « noirs bataillons » renvoie au vocabulaire militaire, les hyperboles (« tout cela » et plus loin « ce monde ») également.
Les deux strophes suivantes ont ceci d’intéressant qu’elles effectuent un rapprochement avec l’art. La musique tout d’abord « Et ce monde rendait une étrange musique », mais aussi le rythme (voir vers 27) et enfin la peinture (voir les termes « formes », « ébauche », « toile », « artiste »). Ce rapprochement est légitimé par le travail sur la prosodie (rythme du tétrasyllabe « Les mouches / bourdonnaient / sur ce ven / tre putride », mais aussi le jeu sur les sonorités et notamment les assonances en « ou ») mais aussi la précision du tableau (ce qui est à proprement parler la définition de l’hypotypose). Riches en images, ces strophes accumulent les comparaisons (« comme », « On eût dit ») ou les métaphores (« enflé d’un souffle vague »).
Cette référence à l’art font prévaloir la prédominance de l’art sur la nature (thème cher à Baudelaire), seule possibilité de faire « vivre » ce qui est condamné à périr.
Avant que le poète ne prenne la parole pour conclure (strophe commençant par le tiret cadratin (« — Et pourtant... »), une dernière mention canine achève de montrer le sordide de la situation rappelant la présence d’une tierce personne. Si au début du poème, on pouvait avoir le sentiment que le poète s’adressait à son âme, on voit dans les trois dernières strophes qu’il s’adresse à la femme aimée, ce que montre le vocabulaire de l’amour courtois : « étoile de mes yeux », « soleil de ma nature » (vers 39), « mon ange et ma passion » (vers 40), « la reine des grâces » (vers 41). Dans un texte très parodique (l’éloge féminin n’est prononcé que pour être nié), Baudelaire rappelle à l’être aimé sa condition de mortelle, rappelant en ceci la poésie de Ronsard. Ce poème ressortit au thème du memento mori, mais non pas pour inviter à profiter du jour (comme dans le carpe diem), mais pour mieux affirmer la supériorité de l’art sur l’éphémère de la vie, art qui sait garder « la forme et l’essence divine » des « amours décomposés ».
Poème extrait de la section Spleen et Idéal.
Nombreux poèmes consacrés à la femme. Poèmes relevant à la fois de l’éloge et du blâme. « Une charogne » est un poème ironique s’adressant à la femme aimée pour lui rappeler que sa beauté se transformera en pourriture. À rapprocher, par exemple, de « Remords posthume » (XXXIII). Mais de nombreux poèmes dans Les Fleurs du mal rappelle le caractère inéluctable de la mort (« L’Horloge », « Dans macabre »...)
Ô vous ! Soyez témoins que j’ai fait mon devoir
Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte.
Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence,
Tu m’as donné ta boue et j’en fait de l’or.
Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,
Assise auprès du feu, dévidant et filant,
Direz, chantant mes vers, en vous émerveillant :
Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle.
Lors, vous n'aurez servante oyant telle nouvelle,
Déjà sous le labeur à demi-sommeillant,
Qui au bruit de mon nom ne s'aille réveillant,
Bénissant vôtre nom de louange immortelle.
Je serai sous la terre et fantôme sans os :
Par les ombres myrteux je prendrai mon repos :
Vous serez au foyer une vieille accroupie,
Regrettant mon amour et votre fier dédain.
Vivez, si m'en croyez, n'attendez à demain :
Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie.
Pierre de Ronsard, Sonnets pour Hélène, 1578
Ô beaux cheveux d’argent mignonnement retors !
Ô front crespe, et serein ! et vous face doree !
Ô beaux yeux de crystal ! ô grand'bouche honoree,
Qui d’un large reply retrousses tes deux bords !
Ô belles dents d’ebene ! ô precieux thresors,
Qui faites d’un seul ris toute ame enamouree !
Ô gorge damasquine en cent plis figuree !
Et vous, beaux grands tetins, dignes d’un si beau corps !
Ô beaux ongles dorez ! ô main courte, et grassette !
Ô cuisse délicate ! et vous jambe grossette,
Et ce que je ne puis honnestement nommer !
Ô beau corps transparent ! ô beaux membres de glace !
Ô divines beautez ! pardonnez moy de grace,
Si pour estre mortel, je ne vous ose aimer.
Description de la charogne dans un cadre bucolique
Ironie du poète
Mélange des tons
Topos poétique
Expression de l’amour courtois
Memento mori
Entrelac du beau et du laid
Association de la description à l’art
Triomphe de la poésie
Notes :
1 - Le pétrarquisme est une poésie lyrique célébrant la femme aimée et idéalisée (Laure de Noves pour Pétrarque) ainsi qu'un maniérisme de la forme. Pétrarque a donné un style métaphorique qui s'appuie sur le sonnet. (source)