Les Lettres Persanes, la traduction des contes des Mille et Une Nuits par Antoine Galland en 1711 ou encore la parution de Zadig ou la Destinée de Voltaire en 1748 sont la preuve de l'intérêt pour les cultures d'Afrique du Nord, turque et arabe ainsi que de toutes les régions dominées par l'Empire ottoman. Mais force est de constater qu’à travers la fable orientale, c’est l’occident que l’on regarde. C’est vrai du conte de Voltaire, cela l’est aussi du roman montesquivien.
« Les Lettres persanes racontent la visite de deux Persans à Paris », écrit Tzvetan Todorov qui fait un résumé on ne peut plus concis de ce roman. Et l’auteur et critique bulgare d’ajouter : « On aurait pu croire que leur vision du monde occidental serait superficielle et partiale ». Ce double conditionnel fait état des doutes qui s’emparent du lecteur. En effet, de prime abord, on pourrait se demander ce qu’un visiteur Persan du XVIIIe fraîchement débarqué peut comprendre aux coutumes françaises. Qu’est-ce qui pourrait amener à penser qu’il puisse comprendre quoi que ce soit, si tant est que la barrière de la langue ne soit pas un problème ? Ne pourrait-on pas se dire qu’il ne percevrait qu’une faible partie de nos institutions, de nos habitudes, de nos mœurs, de nos coutumes ? Ou que sa vision des choses seraient inévitablement partielle. Et quand bien même la durée du séjour des Persans serait suffisante pour embrasser la totalité de la société française, ne peut-on estimer qu’ils verraient nos usages par le prisme de leurs propres habitudes et préférences et que cette vision serait de fait partiale ? Or la conjonction de coordination « mais » annonce un renversement de situation : « Mais c’est le contraire qui se produit ». Il s’avère ainsi que ces Persans sont « lucides ». Le comparatif « plus... que » indique même qu’ils le sont davantage que les Français et qu’ils nous permettent alors de découvrir ce qui nous était à un tel point familier que nous ne pouvions plus le percevoir.
Le fait est qu’on ne voit plus ce qui est quotidien, ce qui nous est familier et ce qui est donc devenu banal. On ne se voit pas ! « L'œil ne peut pas se voir lui-même », disait La Rochefoucauld. Au reste, il y a dans les propos de Todorov un paradoxe intéressant : les Persans nous font découvrir ce qui nous est connu. Mais comment découvre-t-on ce qui est familier ?
Dès lors, on se demandera de quelle lucidité les Persans font preuve et quelles sont ces « réalités » qu’ils exposent. On verra alors que cette lucidité ne signifie pas que l’on soit aveugle sur ses propres habitudes. Mais tout d’abord nous montrerons par quels procédés cette lucidité est possible et donc comment Montesquieu réussit ce tour de force qui consiste à ce que l’on s’étonne à nouveau de ce qui ne nous étonnait plus.
La lucidité du Persan est cette capacité à faire la lumière (lucidité ➝ lux) sur ce qu’il observe et ainsi jeter un regard perçant (pardon pour ce jeu de mots éculé) sur l’objet de son attention. Et il n’est pas grand-chose qui échappe à sa curiosité. La lettre 48 en témoigne : « Je passe ma vie à examiner : j’écris le soir ce que j’ai remarqué, ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu dans la journée : tout m’intéresse, tout m’étonne : je suis comme un enfant, dont les organes encore tendres sont vivement frappés par les moindres objets » (Rica à Rhédi).
Comme le montre la répétition du pronom indéfini « tout », c’est l’ensemble de la société qui va être passé en revue. Et de fait, tout étonne les Persans, d’où l’abondance du lexique de l’étonnement, du bizarre :
Pourquoi cet étonnement ? Pourquoi tout est-il si bizarre ? Parce que Rica et Usbek sont des étrangers que tout étonne. Tout est nouveau : « Étranger que j’étais, je n’avais rien de mieux à faire que d’étudier cette foule de gens qui y abordaient sans cesse, et qui me présentaient toujours quelque chose de nouveau » (lettre 48). Or « les habitudes rendent les choses banales et par là les soustraient à l’examen critique » écrit Todorov (1). Les Français ne voient donc plus ce que voient les Persans. Mais la lucidité, pour être l’apanage de l’étranger, doit s’accompagner d’un désir de savoir et de vouloir savoir. Et c’est bien ce que font les Persans (remarquez le mot « étudier » dans citation ci-dessus). Ainsi Montesquieu va révéler ce qui est fait sans qu’on y pense, c'est-à-dire nos habitudes : « Le pape est le chef des chrétiens. C’est une vieille idole, qu’on encense par habitude » (lettre 29).
Pour ce faire, il va jeter un regard naïf sur les choses, les résumant dans leur plus simple expression. Ainsi des questions financières comme la capacité de battre la monnaie ou la réévaluation sont présentées comme de la magie : « D’ailleurs, ce roi est un grand magicien : il exerce son empire sur l’esprit même de ses sujets ; il les fait penser comme il veut. S’il n’a qu’un million d’écus dans son trésor, et qu’il en ait besoin de deux, il n’a qu’à leur persuader qu’un écu en vaut deux ; et ils le croient. » Et juste après : « S’il a une guerre difficile à soutenir, et qu’il n’ait point d’argent, il n’a qu’à leur mettre dans la tête qu’un morceau de papier est de l’argent ; et ils en sont aussitôt convaincus ». La (fausse) naïveté nous invite à reconsidérer ce qui nous est familier. Un billet de banque est « un morceau de papier ». La périphrase simplifie les choses réduisant la notion à un essentiel déconcertant.
On pourrait multiplier les exemples notamment en puisant dans la célèbre lettre 24 où les mystères de la trinité et de la transsubstantiation dont l’objet de la même simplification comique : « Ce magicien s’appelle le pape : tantôt il lui fait croire que trois ne sont qu’un ; que le pain qu’on mange n’est pas du pain, ou que le vin qu’on boit n’est pas du vin ; et mille autres choses de cette espèce ». Ce regard ingénu sur les mœurs françaises se fait également en soulignant nos contradictions. De Louis XIV, Usbek écrit « J’ai étudié son caractère, et j’y ai trouvé des contradictions qu’il m’est impossible de résoudre : par exemple, il a un ministre qui n’a que dix-huit ans, et une maîtresse qui en a quatre-vingts : il aime sa religion, et il ne peut souffrir ceux qui disent qu’il la faut observer à la rigueur » (lettre 37).
Ainsi, le regard candide, ingénu, faussement naïf de l’étranger découvrant la France, de l’orient découvrant l’occident nous amène à redécouvrir ce qui nous était familier notamment en renommant les choses ou en soulignant nos contradictions. Mais c’est aussi en exprimant le choc ressenti par les Persans pour ce qui diffère de leurs coutumes que l’on ait amené à saisir la spécificité de la nôtre voire à la remettre en question. On est amené à regarder les choses avec un regard neuf libéré de nos préjugés.
Le procédé a été fécond en imitateur divers. On peut citer, entre autres, L’Ingénu de Voltaire (1767) dont le personnage dispose d’une virginité d’esprit qui lui permet d’échapper aux préjugés (« Il voyait les choses comme elles sont, au lieu que les idées qu’on nous donne dans l’enfance nous les font voir toute notre vie comme elles ne sont point. » ou encore « Car, n’ayant rien appris dans son enfance, il n’avait point appris de préjugés. »). Ce personnage, comme les Persans de Montesquieu, nous encourage à repenser le monde en dehors des idées préconçues. En abandonnant le sectarisme religieux (lettre 29 ou 85) ou la soumission à l’arbitraire du pouvoir monarchique (lettre 102), il nous enseigne à faire un usage indépendant de notre intelligence.
Ce que faisait déjà Montaigne dans les Essais (livre I, chapitre 31) lorsqu’il nous invitait à ne pas regarder l’autre comme un sauvage et un barbare au prétexte qu’il ne nous ressemble pas : « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ». En somme, Montaigne nous invite à réfléchir et à surmonter nos préjugés en examinant ce que nous-mêmes avons de barbare : « Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie ». En somme, il s’agit de ne pas juger l’autre par rapport à nos propres critères. Montesquieu dit exactement la même chose dans la lettre 59 : « Il me semble, Usbek, que nous ne jugeons jamais des choses que par un retour secret que nous faisons sur nous-mêmes »
Montaigne comme Montesquieu nous invitent donc à un relativisme culturel qui aboutit même à un renversement : « Tu nous quittes, Usbek, pour aller errer dans des climats barbares », écrit Zachi dans la lettre 3. Ainsi, le barbare n’est pas toujours celui que l’on croit. Cet échange de lettres que constitue le roman de Montesquieu contient une interrogation sur la diversité des cultures et leur relativisme. En soulignant les différences, il montre les défauts et les dysfonctionnements de nos us et coutumes. Précisément, on nous les donne à voir avec une acuité nouvelle.
Nous n’avons rédigé (conformément à l’exercice demandé) que la première partie qui ambitionne de montrer par quels procédés la lucidité des Persans est possible et comment Montesquieu réussit ce tour de force qui consiste à ce que l’on s’étonne à nouveau de ce qui ne nous étonnait plus.
On ira un tout petit peu plus loin en convoquant certains auteurs du parcours associé (Montaigne, Voltaire) pour prendre un peu de hauteur par rapport au sujet qui nous est assigné et le placer dans un contexte plus vaste.
Voici le plan de cette première partie du développement :
Notes :
1 - Comprendre une culture : du dehors / du dedans