ROXANE À USBEK
À Paris
Oui, je t’ai trompé ; j’ai séduit tes eunuques ; je me suis jouée de ta jalousie ; et j’ai su, de ton affreux sérail, faire un lieu de délices et de plaisirs.
Je vais mourir ; le poison va couler dans mes veines : car que ferais-je ici, puisque le seul homme qui me retenait à la vie n’est plus ? Je meurs ; mais mon ombre s’envole bien accompagnée : je viens d’envoyer devant moi ces gardiens sacrilèges, qui ont répandu le plus beau sang du monde.
Comment as-tu pensé que je fusse assez crédule pour m’imaginer que je ne fusse dans le monde que pour adorer tes caprices ? que, pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit d’affliger tous mes désirs ? Non : j’ai pu vivre dans la servitude ; mais j’ai toujours été libre : j’ai réformé tes lois sur celles de la nature ; et mon esprit s’est toujours tenu dans l’indépendance.
Tu devrais me rendre grâces encore du sacrifice que je t’ai fait ; de ce que je me suis abaissée jusqu’à te paraître fidèle ; de ce que j’ai lâchement gardé dans mon cœur ce que j’aurais dû faire paraître à toute la terre ; enfin, de ce que j’ai profané la vertu, en souffrant qu’on appelât de ce nom ma soumission à tes fantaisies.
Tu étais étonné de ne point trouver en moi les transports de l’amour : si tu m’avais bien connue, tu y aurais trouvé toute la violence de la haine. Mais tu as eu longtemps l’avantage de croire qu’un cœur comme le mien t’était soumis : nous étions tous deux heureux ; tu me croyais trompée, et je te trompais.
Ce langage, sans doute, te paraît nouveau. Serait-il possible qu’après t’avoir accablé de douleurs, je te forçasse encore d’admirer mon courage ? Mais, c’en est fait, le poison me consume, ma force m’abandonne ; la plume me tombe des mains ; je sens affaiblir jusqu’à ma haine : je me meurs.
Du sérail d’Ispahan,
le 8 de la lune de Rebiab, 1, 1720.
Lettre 147 : le grand eunuque annonce qu’il « se passe des choses horribles ». Rien ne va plus dans le sérail en l’absence d’Usbek. Il mentionne l’existence d’une lettre dont on ignore le destinataire. Un jeune garçon a été trouvé dans le jardin du sérail, mais celui-ci s’est sauvé. Il y a donc trahison.
Lettre 148 : Usbek ne met aucune borne à sa fureur (« que la crainte et la terreur marchent avec vous » écrit-il au premier eunuque). Il se comporte en despote. Soupçons portés sur Zélis à qui il croit que la lettre est destinée.
Lettre 149 : le grand eunuque vient de mourir. Narsit (le plus vieil esclave prend sa place). Il dit que la lettre d’Usbek n’a pas été ouverte. Ses ordres ont donc été différés. Narsit annonce aussi qu’un jeune homme est entré dans le sérail.
Lettre 150 : Colère d’Usbek qui exige que ses « ordres prompts et violents » soient appliqués. Ce sont des « ordres sanglants ».
Lettre 151 : Solim explique à Usbek le désordre qui règne dans le sérail. Affirme que « la seule Roxane est restée dans le devoir, et conserve de la modestie ». Des hommes sont cachés et rejoignent les femmes dans une maison de campagne. De plus, le vieux Narsit « est un imbécile à qui l’on fait croire tout ce qu’on veut ».
Lettre 152 : Narsit (discrédité dans la lettre précédente) affirme que tout va bien : « tu as des femmes fidèles, et des esclaves vigilants » (il prétend donc tout le contraire de ce qu’écrivait Solim). Roxane et Zélis ont même souhaité aller à la campagne (en ayant connaissance de la fin du roman, on voit bien pourquoi). Narsit explique que la lettre d’Usbek a été volée !
Lettre 153 : Usbek écrit à Solim : « Je te mets le fer à la main ». Solim sera le bras armé d’Usbek. Il s’agit de tuer tous les coupables.
Lettre 154 : Usbek écrit à ses femmes et leur annonce que Solim devient le premier eunuque.
Lettre 155 : Mélancolie d’Usbek perclus de jalousie. Poids de l’exil. Préfère rapporter sa tête à ses ennemis et donc rentrer dans son pays. C’est la dernière lettre d’Usbek.
Lettre 156 : Plainte de Roxane qui déplore la cruauté d’Usbek et de ses eunuques. L’idée du suicide est déjà exprimée : « ces peines finiront avec ma vie ».
Lettre 157 : Plainte de Zachie. Les traitements sont inhumains et humiliants. Comme Roxane, elle souhaite la mort.
Lettre 158 : Plainte de Zélis qui dénonce le règne de la terreur et la responsabilité d’Usbek : « c’est le tyran qui m’outrage, et non pas celui qui exerce la tyrannie ».
Lettre 159 : Solim énonce la culpabilité inattendu de Roxane : « Roxane, la superbe Roxane, ô ciel ! à qui se fier désormais ? » Les soupçons portés sur Zélis étaient donc infondés. Le jeune homme mentionné dans les lettres 147 et 149 a été tué.
Lettre 160 : Expression de la part de Solim de la soif de vengeance et de meurtre.
L’ « espèce de roman » s’achève par la lettre de Roxane, l’épouse préférée, qui annonce son suicide tout en exprimant la critique du despotisme oriental qui s’exerce dans l’intimité domestique du sérail. Ce despotisme fait écho à une autre forme de despotisme, politique celui-là et qui dénonce la figure du tyran déjà commencée dans la lettre 158 (1).
Mais ce n’est pas le moindre intérêt de cette dernière lettre que d'emprunter ses effets au théâtre : telle une tragédienne, Roxane expire lors d’une tirade suscitant à la fois émotion et admiration du lecteur. C’est une véritable révolte qui est exprimée, c’est l’affirmation d’une liberté trouvée dans la mort, la seule dont dispose la servitude.
Cette courte lettre de sept paragraphes peut être découpée ainsi :
En quoi l’agonie de Roxane est-elle à la fois un moment tragique et de rébellion dont la portée est tout autant domestique (au sens du latin « domus ») que politique ?
Le premier paragraphe sonne comme un aveu provoquant un véritable coup de théâtre. Le premier mot est l’adverbe « oui » qui est l’affirmation et la révélation d’une tromperie. Les phrases sont courtes et donnent du rythme (ternaire) à cette succession d’événements restitués au passé composé (« ai trompé », « ai séduit », « suis jouée », « ai su »). Mais il n’y a là aucune fourberie ou duplicité que les verbes « tromper », « séduire » « se jouer de » pourraient induire. Ou, plutôt, s’il y a bien perfidie, il y a surtout habileté à opérer un renversement consistant à transformer l’horreur (« ton affreux sérail ») en objet de joie (« lieu de délices et de plaisirs »). On ne peut s’empêcher par ailleurs de penser qu’il y a là un aiguillon manié par la mourante attisant la jalousie d’Usbek (nous y reviendrons à la fin). On remarquera la provocation et probablement la dureté avec laquelle ces mots sont prononcés, dureté rendue par les allitérations en « t » ou « d ». Mais surtout toutes ces phrases commencent par le pronom « je » qui est la revendication d’un sujet autonome, déterminé à affirmer et à jouir de cette autonomie dans la mort.
C’est ce que dit le deuxième paragraphe qui annonce le décès de celle qui prend la parole une dernière fois par un futur périphrastique « Je vais mourir » qui devient un présent « je meurs ». Cet aveu est accompagné d’explications (voir la conjonction de coordination « car ») formulées en une interrogation rhétorique dont l’auteur ne connaît que trop bien la réponse (question : « car que ferais-je ici, puisque le seul homme qui me retenait à la vie n’est plus ? » Réponse : « je meurs »). Autre conjonction de coordination au cœur de ce paragraphe. C’est un « mais » qui invite à bien comprendre que cette mort est source de réconfort (« mon ombre s’envole bien accompagnée », « le plus beau sang du monde »). L’adverbe « bien », le superlatif « le plus beau » indiquent la joie mortifère de celle qui tue et se tue.
Cela n’est pas sans rappeler les tirades de la tragédie dans lesquelles l’agonie s’accompagne d’un dernier discours. Que l’on songe à Cléopâtre dans Rodogune (acte V, scène 4) ou Phèdre dans la pièce éponyme (acte V, scène 7), mais aussi aux bravades de personnages comme Camille dans la pièce Horace (acte IV, scène 5). Il y a un certain triomphe de la prise de parole dans la mort :
Puissé-je de mes yeux y voir tomber ce foudre,
Voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre,
Voir le dernier Romain à son dernier soupir,
Moi seule en être cause, et mourir de plaisir !
Et enfin, le tragique inspire la terreur et la pitié. La tragédie, écrit Racine dans la préface de Phèdre, est ce spectacle où « les passions n’y sont présentées aux yeux que pour montrer tout le désordre dont elles sont cause ; et le vice y est peint partout avec des couleurs qui en font connaître et haïr la difformité ». On verra, dans le mouvement suivant, que cette dernière lettre est celle de la passion amoureuse (mêlant adultère et meurtre) qui bat en brèche le vice masculin et despotique et, par là même, montre le désordre des passions.
Ce deuxième mouvement s’ouvre sur une série de paragraphes commençant tous par un « tu » accusatoire : « Comment as-tu pensé... », « Tu devrais... », « Tu étais étonné... », « Mais tu as eu... ».
C’est un véritable réquisitoire résolument tourné vers un passé qu’Usbek est sommé de revisiter. C’est aussi un mouvement de révolte contre un mari « crédule » (2), se croyant tout puissant et comptant comme acquise une soumission contre-nature.
Deux nouvelles interrogations rhétoriques expriment avec force l’indignation de la jeune femme dont la condition serait réduite à n’exister que pour adorer les caprices de l’homme se donnant toutes les libertés. C’est alors un « non » qui est cette fois exprimé (à rapprocher du « oui » qui ouvre le texte) et qui dit le refus de la servitude. Roxane, au sens étymologique, est dans la polémique. Littéralement, elle fait la guerre (« polémique » vient du grec « polemikos » signifiant « relatif à la guerre ») au sérail, à la loi coranique et aux préjugés masculins.
Les phrases sont courtes (« j’ai pu vivre dans la servitude ; mais j’ai toujours été libre : j’ai réformé tes lois sur celles de la nature... ») revendiquant l’indépendance de l’esprit et le primat des lois de la nature. Les corps peuvent être asservis, mais il n’en va pas de même de l’âme qu’aucun tyran ne peut contraindre (« mon esprit s’est toujours tenu dans l’indépendance »). Roxane est révoltée. Elle affirme le droit naturel et inaliénable à la liberté et surtout à l’amour, thème quasi absent du roman (à l’exception du récit d’Aphéridon et Astarté) et qui pourtant le clôt. Or le champ lexical de l'amour montre combien c’est là le sujet dominant de cette lettre (« adorer », « désirs », « cœur », « transports de l’amour », « cœur », etc.) auquel se mêle un vocabulaire religieux (« adorer » (3) jusqu’au terme « esprit » (4), « rendre grâces », « sacrifice », « fidèle », « profané ») et politique voire judiciaire (« droit », « réformé », « lois », « indépendance »).
Ce triple champ lexical indique deux choses : le droit est du côté de Roxane. Elle fait la démonstration éclatante de l’iniquité du sérail (n’être au monde que pour « adorer des caprices », ne rien avoir quand l’autre a tout, « vivre dans la servitude »... Tout cela est intolérable). Mais surtout cette injustice relève du sacrilège, de la profanation. La loi des hommes est transgression quand elle oppresse les individus. L’amour, le désir, la sexualité n’échappent pas à la définition de la liberté.
Cela provoque un sentiment de révolte et de colère, sentiment que l’on perçoit dans toute la lettre mais notamment dans le paragraphe 4 tout entier composé d’une seule phrase (« Tu devrais me rendre grâces encore du sacrifice que je t’ai fait ; de ce que je me suis... ; de ce que j’ai lâchement ; enfin, de ce que j’ai... »). Mais cette colère d’autant plus vive qu’elle trouve enfin matière à s’exprimer est aussi une révolte.
La révolte de Roxane est une révolte réformatrice qui met à bas la coutume masculine pour revendiquer celle de la nature. Ne pas l’avoir fait plus tôt est le grand regret de l’héroïne qui évoque son « sacrifice » et la profanation de la vertu. La vertu, c’est la force d’âme, cela consiste évidemment à tendre au bien, c’est aussi au sens étymologique le mérite de l’homme (« virtus » venant de « vir » désignant l’homme) qui par un renversement devient celui de la femme. Usbek était parti chercher la sagesse (voir lettre 8), voici qu’il la trouve chez lui-même (son sérail) en son absence et donc hors de lui et chez sa femme.
Les regrets sont aussi perceptibles dans le conditionnel passé « j’aurais dû ». On y lit une souffrance humiliée (« je me suis abaissée », « j’ai lâchement », « j’ai profané ») qui met au jour le jeu des apparences, des illusions qu’abusent les seuls tyrans qui ne savent voir la vérité.
C’est ce que disent les deux derniers paragraphes du mouvement. Sont dénoncés la naïveté et les faux-semblants : « Tu étais étonnée de ne point trouver... », « croire », le parallélisme « tu me croyais trompée, et je te trompais ». Le déni de liberté ne mène que là.
Le poison a fait son œuvre (se rappeler du futur « Je vais mourir », du présent « Je meurs »). On parvient ici à une conclusion. Les mots sont quasiment tous monosyllabiques. L’allitération en « m » réduit les propos de la jeune femme à un murmure faisant coïncider agonie et écriture. Roxane ne laisse pour tout héritage qu’une lettre, des mots, ce « langage [...] nouveau ». Ce terme de « langage », tout comme celui de « vertu » plus haut, font écho avec force ironie à ceux qu’employaient Usbek dans la lettre 8 :
Je parus à la cour dès ma plus tendre jeunesse. Je le puis dire, mon cœur ne s’y corrompit point : je formai même un grand dessein, j’osai y être vertueux. Dès que je connus le vice, je m’en éloignai ; mais je m’en approchai ensuite, pour le démasquer. Je portai la vérité jusques aux pieds du trône, j’y parlai un langage jusqu’alors inconnu [...].
Elle met à jour la faiblesse de cet homme que le lecteur a pu admirer et que l’on quitte comme un vil despote.
L'héroïne mourante est consciente de sa force d’âme (on disait encore « fortitude » il y a peu), ce qui transparaît dans l'ultime question rhétorique maniant le subjonctif imparfait. Évidemment la bravoure n’est pas que rhétorique. Ce qui s’exprime là est la conscience du droit et de la justesse sinon de la justice. Roxane tire sa révérence non sans punir Usbek. Sa mort est un sujet de douleur pour le Persan, mais souvenons-nous de la lettre 155 dans laquelle il exprime les tortures de la jalousie
J’irai m’enfermer dans des murs plus terribles pour moi que pour les femmes qui y sont gardées ; j’y porterai tous mes soupçons ; leurs empressements ne m’en déroberont rien ; dans mon lit, dans leurs bras, je ne jouirai que de mes inquiétudes ; dans un temps si peu propre aux réflexions, ma jalousie trouvera à en faire.
Résumer les idées principales
Nous voilà, comme le rappelle Jean Starobinski, à la fin du livre obligés de relire tout le roman. On mesure l’aveuglement d’Usbek qui voyait dans Roxane un modèle de vertu (5). On peut voir aussi combien le roman tisse des fils entre les lettres (c’est aussi ça la « chaîne secrète »), des liens que l’on ne perçoit qu’a posteriori. C’est le cas de la lettre 76 sur le suicide justifié et expliqué par Usbek et qui pardonne par anticipation le geste de Roxane.
Toutes les idées prônées par le persan Usbek dont l'œil paraissait si « perçant », si éclairé doivent être passées au tamis des dernières lettres du roman. La dénonciation par Usbek de la tyrannie (voir par exemple la lettre 24, mais aussi la fable des troglodytes ou encore la lettre 37) doit être perçue comme la dénonciation d’un tyran qui, sur le plan de l’amour, n’a su encore surmonter ses préjugés. La leçon de Montesquieu est qu’on ne saurait s’en débarrasser si aisément et le livre nous parait in fine d’une cruelle ironie.
Notes :
1 - « c’est le tyran qui m’outrage, et non pas celui qui exerce la tyrannie », lettre 158.
2 - Le mot, Roxane se l’applique à elle-même, mais sonne comme une ironie renvoyant à Usbek.
3 - Au sens étymologique, « adorer » signifie « rendre un culte ». En fait, on adore un dieu au sens premier du terme.
4 - Dans la bible, c’est le souffle de Dieu.
5 - « Que vous êtes heureuse, Roxane, d’être dans le doux pays de Perse, et non pas dans ces climats empoisonnés, où l’on ne connaît ni la pudeur, ni la vertu ! Que vous êtes heureuse ! Vous vivez dans mon sérail comme dans le séjour de l’innocence, inaccessible aux attentats de tous les humains : vous vous trouvez avec joie dans une heureuse impuissance de faillir : jamais homme ne vous a souillée de ses regards lascifs [...] » (lettre 26).