Ce roman épistolaire relate la vie de Zilia, une jeune péruvienne enlevée par des conquistadors espagnols et ramenée de force en Europe. Elle est rachetée par un officier français, Déterville, qui la prend sous sa protection. Elle découvre la société française qu’elle décrit à son fiancé, Aza, resté au Pérou et se livre à une critique des mœurs françaises.
[...]
Les devoirs que nous rendons consistent à entrer en un jour dans le plus grand nombre de maisons qu’il est possible pour rendre et y recevoir un tribut de louanges réciproques sur la beauté du visage et de la taille, sur l’excellence du goût et du choix des parures.
Je n’ai pas été longtemps sans m’apercevoir de la raison qui fait prendre tant de peines pour acquérir cet hommage ; c’est qu’il faut nécessairement le recevoir en personne, encore n’est-il que bien momentané. Dès que l’on disparaît, il prend une autre forme. Les agréments que l’on trouvait à celle qui sort ne servent plus que de comparaison méprisante pour établir les perfections de celle qui arrive. La censure est le goût dominant des Français, comme l’inconséquence est le caractère de la nation. Leurs livres sont la critique générale des mœurs, et leur conversation celle de chaque particulier, pourvu néanmoins qu’ils soient absents.
Ce qu’ils appellent la mode n’a point encore altéré l’ancien usage de dire librement tout le mal que l’on peut des autres, et quelquefois celui que l’on ne pense pas. Les plus gens de bien suivent la coutume ; on les distingue seulement à une certaine formule d’apologie de leur franchise et de leur amour pour la vérité, au moyen de laquelle ils révèlent sans scrupule les défauts, les ridicules et jusqu’aux vices de leurs amis.
Si la sincérité dont les Français font usage les uns contre les autres n’a point d’exception, de même leur confiance réciproque est sans borne. Il ne faut ni éloquence pour se faire écouter, ni probité pour se faire croire. Tout est dit, tout est reçu avec la même légèreté.
Ne crois pas pour cela, mon cher Aza, qu’en général les Français soient nés méchants, je serais plus injuste qu’eux si je te laissais dans l’erreur. Naturellement sensibles, touchés de la vertu, je n’en ai point vu qui écoutât sans attendrissement l’histoire que l’on m’oblige souvent à faire de la droiture de nos cœurs, de la candeur de nos sentiments et de la simplicité de nos mœurs ; s’ils vivaient parmi nous, ils deviendraient vertueux : l’exemple et la coutume sont les tyrans de leurs usages.
Tel qui pense bien, médit d’un absent pour n’être pas méprisé de ceux qui l’écoutent. Tel autre serait bon, humain, sans orgueil, s’il ne craignait d’être ridicule, et tel est ridicule par état qui serait un modèle de perfections s’il osait hautement avoir du mérite.
Enfin, mon cher Aza, leurs vices sont artificiels comme leurs vertus, et la frivolité de leur caractère ne leur permet d’être qu’imparfaitement ce qu’ils sont.
Lettre 30, extrait des Lettres d’une Péruvienne de Françoise de Graffigny (1747)
Évoquer en introduction la mode des romans épistolaires.
Citons à nouveau (voir séances 1) :
Et donc les Lettres d’une Péruvienne de Françoise de Graffigny (1747) qui mêlent la même fausse ingénuité que chez Montesquieu permettant le « regard éloigné » à travers l’ironie et la satire.
On découvrira à travers la plume de l'épistolaire péruvienne une autre mode que celle évoquée par Rica (lettre 99), celle de la mondanité qui mêle louanges et moqueries (premier mouvement : paragraphes 1 à 4). La lettre s’achève sur des considérations (deuxième mouvement : paragraphes 5 à 7) plus générales qui apparentent Françoise de Graffigny aux moralistes du XVIIe.
Notre projet de lecture pourrait consister à nous demander quelle image des français se dégage à travers le portrait que fait la jeune Zilia.
Le texte s’ouvre sur le mot « devoir » (que nous allons définir ci-dessous) et qui relève de l’explication (faire quelques remarques d’ordre typologique sur le texte et son genre, l’écriture épistolaire). Il va s’agir pour celle qui dit « nous » et se révèle embarquée modestement dans le monde étonnant des coutumes étrangères de révéler l’étonnant comportement des français.
Le mot « devoir » évoque ce qui est dû, ce que l’on doit faire et donc l’obligation. Un tel devoir consiste simplement « à entrer en un jour dans le plus grand nombre de maisons qu’il est possible ». Outre l’absurdité de la chose (notez le superlatif signalant le ridicule d’une telle obligation), le mot « devoir » implique également la contrainte à laquelle renvoie le mot « tribut » (➝ contribution forcée dans son sens militaire ; imposition dans son acception financière). Seulement il n’y a là aucune obligation sérieuse. Le double complément introduit par la préposition « sur » (« sur la beauté du visage et de la taille, sur l’excellence du goût et du choix des parures ») marque le caractère superficiel de ce devoir (« visage », « taille », « excellence du goût », « parure ») et donc l’aspect vaniteux d’un échange humain basé sur l’apparence.
On passe du « nous » au « je », qui amorce l’interprétation de ce dont le « nous » a été témoin et par là même la satire qui aboutit à quelques réflexions au présent gnomique :
« La censure est le goût dominant des Français, comme l’inconséquence est le caractère de la nation. Leurs livres sont la critique générale des mœurs, et leur conversation celle de chaque particulier, pourvu néanmoins qu’ils soient absents. »
Le paragraphe, avant cela, est ironique. Le mot « hommage », au sens de « acte de courtoisie », « preuve de dévouement » ou encore « témoignage de respect et d’admiration » est ici antiphrastique. Ledit hommage est « momentané » et protéiforme : relevant de la louange en la présence de la personne concernée, il devient un blâme une fois celle-ci absente (voir les deux propositions subordonnées circonstancielles. L’une de temps : « Dès que l’on disparaît ». L’autre de condition : « pourvu néanmoins qu’ils soient absents »).
On ne saurait mieux définir l’hypocrisie sans prononcer le mot. On passe alors (on l’a dit avec les deux phrases au présent de vérité générale) du particulier au général (« des Français », « la nation »...). Notre pays est ainsi défini par son goût pour la censure (probablement au premier sens de « action de reprendre, de critiquer les paroles, les actions des autres »), mais aussi par sa propension à prendre la parole (« livres », « conversation ») pour critiquer tout et rien. Cela est rendu dans le parallélisme « Leurs livres sont la critique générale des mœurs, et leur conversation celle de chaque particulier [...] ».
Entre faux hommage, obligation, critique dans la conversation, les conventions sociales sont ici perçues comme superficielles et cruelles.
L’emploi du pronom « ils » marque bien une distance avec ceux qui font l’objet de cette satire. « Les plus gens de bien » est évidemment et encore ironique.
L’usage de la parole (sujet de ces deux paragraphes : « dire », « pense », « formule », « révèlent », « éloquence », « dit ») relève bien chez les français d’une forme de méchanceté puisque elle est essentiellement offensive (« usage les uns contre les autres »). On peut penser au film Ridicule de Patrice Leconte dans lequel chaque conversation est redoutable et cruelle.
Par ailleurs, chaque qualité (« franchise », « amour pour la vérité », « sincérité ») est l’envers d’un défaut et ne sert qu'à médire.
Postulat de la bonté humaine. Réflexion sur l’état de nature vs état civil qui n’est pas sans rappeler Montaigne (voir séance précédente) mais aussi Rousseau (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755). Cette fois encore, notez le champ lexical faisant du Péruvien l’image de la bonté même : « droiture de nos cœurs », « candeur de nos sentiments », « simplicité de nos mœurs » (énumération, rythme ternaire, quasi rimes entre « coeurs » et « mœurs ».
La seizième lettre disait déjà à qu’elle point les Péruviens appartenaient à une nation plus proche de la nature.
« Mais peut-être a-t-on besoin ici de l'horreur du vice pour conduire à la vertu. Cette pensée me vient sans la chercher : si elle était juste, que je plaindrais cette nation ! La nôtre, plus favorisée de la nature, chérit le bien par ses propres attraits ; il ne nous faut que des modèles de vertu pour devenir vertueux, comme il ne faut que t'aimer pour devenir aimable. »
L’apologie du peuple vertueux prépare le portrait qui suit.
On a donc une galerie de très brefs portraits tous conçus en une succession de périodes composées d’un mouvement double commençant par le pronom indéfini « tel » énumérant diverses bontés dévoyées par la crainte d’une réputation qui s’établit en société (deuxième terme de chacune des périodes : le complément « pour n’être pas méprisé de ceux qui l’écoutent », les subordonnées « s’il ne craignait d’être ridicule », « s’il osait hautement avoir du mérite »). En somme, dans cette balance binaire, le vice l’emporte par pusillanimité (« pour n’être pas méprisé », « craignait d’être ridicule », « osait avoir du mérite »). À la méchante engendrée par la société s’ajoute donc la faiblesse.
L’adverbe « enfin » annonce la conclusion qui donne le titre de cette séance. La condamnation est sans appel, et à la charge qui a précédé, il faudra encore voir le Français comme un être imparfait.