Au XIXe siècle, l’Inde faisait partie de l’empire colonial britannique.
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Phileas Fogg a fait le pari qu’il réussirait le tour du monde en 80 jours.
Avec son domestique Passepartout et le brigadier Sir Francis Cromarty, il a déjà atteint l’Inde et, après avoir quitté Bombay, se dirige vers Calcutta quand soudain le train s’arrête. Il n’y a plus de chemin de fer. Les voyageurs poursuivent à dos d’éléphant, guidés par un jeune Parsi. Ils surprennent alors une procession de brahmanes.
Le bruit discordant des voix et des instruments se rapprochait. Des chants monotones se mêlaient au son des tambours et des cymbales. Bientôt la tête de la procession apparut sous les arbres, à une cinquantaine de pas du poste occupé par Mr. Fogg et ses compagnons. Ils distinguaient aisément à travers les branches le curieux personnel de cette cérémonie religieuse.
En première ligne s’avançaient des prêtres, coiffés de mitres et vêtus de longues robes chamarrées. Ils étaient entourés d’hommes, de femmes, d’enfants, qui faisaient entendre une sorte de psalmodie funèbre, interrompue à intervalles égaux par des coups de tam-tams et de cymbales. Derrière eux, sur un char aux larges roues dont les rayons et la jante figuraient un entrelacement de serpents, apparut une statue hideuse, traînée par deux couples de zébus richement caparaçonnés. Cette statue avait quatre bras, le corps colorié d’un rouge sombre, les yeux hagards, les cheveux emmêlés, la langue pendante, les lèvres teintes de henné et de bétel (1). À son cou s’enroulait un collier de têtes de mort, à ses flancs une ceinture de mains coupées. Elle se tenait debout sur un géant terrassé auquel le chef (2) manquait.
Sir Francis Cromarty reconnut cette statue.
« La déesse Kâli, murmura-t-il, la déesse de l’amour et de la mort.
- De la mort, j’y consens, mais de l’amour, jamais ! dit Passepartout. La vilaine bonne femme ! »
Le Parsi lui fit signe de se taire.
Autour de la statue s’agitait, se démenait, se convulsionnait un groupe de vieux fakirs (3), zébrés de bandes d’ocre, couverts d’incisions cruciales (4) qui laissaient échapper leur sang goutte à goutte, énergumènes stupides qui, dans les grandes cérémonies indoues, se précipitent encore sous les roues du char de Jaggernaut.
Derrière eux, quelques brahmanes (5), dans toute la somptuosité de leur costume oriental, traînaient une femme qui se soutenait à peine.
Cette femme était jeune, blanche comme une Européenne. Sa tête, son cou, ses épaules, ses oreilles, ses bras, ses mains, ses orteils étaient surchargés de bijoux, colliers, bracelets, boucles et bagues. Une tunique lamée d’or, recouverte d’une mousseline légère, dessinait les contours de sa taille.
Derrière cette jeune femme, - contraste violent pour les yeux - , des gardes, armés de sabres nus passés à leur ceinture et de longs pistolets damasquinés, portaient un cadavre sur un palanquin (6).
C’était le corps d’un vieillard, revêtu de ses opulents habits de rajah (7), ayant, comme en sa vie, le turban brodé de perles, la robe tissue de soie et d’or, la ceinture de cachemire diamanté, et ses magnifiques armes de prince indien.
Puis des musiciens et une arrière-garde de fanatiques, dont les cris couvraient parfois l’assourdissant fracas des instruments, fermaient le cortège.
Sir Francis Cromarty regardait toute cette pompe (8) d’un air singulièrement attristé, et se tournant vers le guide :
« Un sutty ! » dit-il.
Le Parsi fit un signe affirmatif et mit un doigt sur ses lèvres. La longue procession se déroula lentement sous les arbres, et bientôt ses derniers rangs disparurent dans la profondeur de la forêt.
Peu à peu, les chants s’éteignirent. Il y eut encore quelques éclats de cris lointains, et enfin à tout ce tumulte succéda un profond silence.
Dans un roman d’aventures, une grande place est accordée à l’action : les personnages vont de danger en danger.
C’est ce qu’on appelle des péripéties : un accident (le ballon tombe dans la mer, des pieuvres attaquent), un incident (le train tombe en panne) interrompent momentanément l’aventure... jusqu’à ce qu’une autre aventure survienne.
Phileas Fogg avait entendu ce mot, prononcé par sir Francis Cromarty, et aussitôt que la procession eut disparu :
« Qu’est-ce qu’un sutty ? demanda-t-il.
- Un sutty, monsieur Fogg, répondit le brigadier général, c’est un sacrifice humain, mais un sacrifice volontaire. Cette femme que vous venez de voir sera brûlée demain aux premières heures du jour.
- Ah ! les gueux ! s’écria Passepartout, qui ne put retenir ce cri d’indignation.
- Et ce cadavre ? demanda Mr. Fogg.
- C’est celui du prince, son mari, répondit le guide, un rajah indépendant du Bundelkund
- Comment, reprit Phileas Fogg, sans que sa voix trahît la moindre émotion, ces barbares coutumes subsistent encore dans l’Inde, et les Anglais n’ont pu les détruire ?
- Dans la plus grande partie de l’Inde, répondit sir Francis Cromarty, ces sacrifices ne s’accomplissent plus, mais nous n’avons aucune influence sur ces contrées sauvages, et principalement sur ce territoire du Bundelkund. Tout le revers septentrional (9) des Vindhias est le théâtre de meurtres et de pillages incessants.
- La malheureuse ! murmurait Passepartout, brûlée vive !
- Oui, reprit le brigadier général, brûlée, et si elle ne l’était pas, vous ne sauriez croire à quelle misérable condition elle se verrait réduite par ses proches. On lui raserait les cheveux, on la nourrirait à peine de quelques poignées de riz, on la repousserait, elle serait considérée comme une créature immonde et mourrait dans quelque coin comme un chien galeux. Aussi la perspective de cette affreuse existence pousse-t-elle souvent ces malheureuses au supplice, bien plus que l’amour ou le fanatisme religieux. Quelquefois, cependant, le sacrifice est réellement volontaire, et il faut l’intervention énergique du gouvernement pour l’empêcher. Ainsi, il y a quelques années, je résidais à Bombay, quand une jeune veuve vint demander au gouverneur l’autorisation de se brûler avec le corps de son mari. Comme vous le pensez bien, le gouverneur refusa. Alors la veuve quitta la ville, se réfugia chez un rajah indépendant, et là elle consomma son sacrifice. »
Pendant le récit du brigadier général, le guide secouait la tête, et, quand le récit fut achevé :
« Le sacrifice qui aura lieu demain au lever du jour n’est pas volontaire, dit-il.
- Comment le savez-vous ?
- C’est une histoire que tout le monde connaît dans le Bundelkund, répondit le guide.
- Cependant cette infortunée ne paraissait faire aucune résistance, fit observer sir Francis Cromarty.
- Cela tient à ce qu’on l’a enivrée de la fumée du chanvre et de l’opium.
- Mais où la conduit-on ?
- À la pagode (10) de Pillaji, à deux milles d’ici. Là, elle passera la nuit en attendant l’heure du sacrifice.
- Et ce sacrifice aura lieu ?…
- Demain, dès la première apparition du jour. »
Après cette réponse, le guide fit sortir l’éléphant de l’épais fourré et se hissa sur le cou de l’animal. Mais au moment où il allait l’exciter par un sifflement particulier, Mr. Fogg l’arrêta, et, s’adressant à sir Francis Cromarty :
« Si nous sauvions cette femme ? dit-il.
- Sauver cette femme, monsieur Fogg !… s’écria le brigadier général.
- J’ai encore douze heures d’avance. Je puis les consacrer à cela.
- Tiens ! Mais vous êtes un homme de cœur ! dit sir Francis Cromarty.
- Quelquefois, répondit simplement Phileas Fogg. Quand j’ai le temps. »
Le tour du monde en 80 jours (chapitre XII) de Jules Verne
Notes :
1 - De henné et de bétel : deux plantes fournissant une poudre colorante.
2 - Le chef : la tête.
3 - Les fakirs sont des ascètes, des personnes s’imposant des privations, des souffrances au nom de la religion.
4 - Cruciales : en forme de croix.
5 - Brahmanes : sortes de prêtres appartenant à la première des quatre grandes castes de l’Inde.
6 - Palanquin : sorte de chaise ou de lit porté par des hommes.
7 - Rajah : souverain d’une principauté en Inde.
8 - Pompe : cérémonie luxueuse et imposante.
9 - Septentrional : nord.
10 - Pagode : temple.
1. Qu’est-ce qu’un « bruit discordant » ? Quelle est la nature du mot « discordant » ? Le mot est-il ici employé dans un sens plutôt positif ou négatif ? Justifiez votre réponse.
2. Qui fait un tel bruit ? Citez, dans le premier paragraphe, un terme le désignant.
3. Qui sont les principaux personnages de ce texte ?
4. Toujours dans le premier paragraphe, quel verbe annonce ce que voient les héros du texte ?
5. Relevez, dans l’ensemble du texte, les termes qui montrent l’étonnement et l’admiration qu’ils éprouvent. Relevez, ensuite, les mots qui révèlent l’horreur de ce qu’ils voient.
6. Qu’est-ce qui suscite précisément leur indignation ? Comment appelle-t-on, dans le texte, une telle cérémonie ?
7. Comment est présentée la victime ? Citez le texte pour répondre.
8. Inversement, comment sont décrits ses bourreaux ?
La révolution industrielle
Le voyage de Phileas Fogg est rendu possible grâce à l'apparition de nouveaux modes de transport (le chemin de fer, la machine à vapeur) et l'ouverture du canal de Suez en 1869 qui raccourcissent les distances, ou du moins le temps nécessaire pour les parcourir.
Ainsi Passepartout peut dire : « nous allons si vite qu’il me semble que je voyage en rêve. »
9. Pourquoi peut-on dire que cet extrait appartient au genre du roman d’aventures ? Répondez en citant le texte.
10. D’après votre lecture de cet extrait, quel autre objectif vise un tel roman d’aventures ? Justifiez votre réponse.
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