Lecture analytique du chapitre XXXVII du Tiers livre de Rabelais
Dans Le Tiers livre (publié en 1546), Panurge, le compagnon de Pantagruel, se demande s’il doit se marier. Il le voudrait bien, mais il a peur d’être cocu. Il consulte donc diverses personnes qui toutes lui répondent la même chose : s’il se marie, il sera cocu, battu et volé. Panurge ne peut les croire, si bien que Pantagruel lui propose de prendre l’avis d’un fou. À cet effet, il lui raconte comment Joan le fou a résolu un problème épineux entre un rôtisseur et un portefaix.
Le rôtisseur demande au portefaix, qui a mangé son pain à la fumée de son rôt, de lui payer cette fumée. Naturellement, le portefaix refuse, si bien qu’un différend - qui tourne bientôt à l’altercation - éclate. Le problème est de taille : comment satisfaire l’un et l’autre ?
On décide de recueillir l’avis d’un fou, celui de Joan, qui, afin de contenter le rôtisseur, fait payer la fumée du rôt au son de la pièce du portefaix !
Ce texte illustre la façon dont on perçoit la folie au XVIe siècle. Le fou a une sagesse que l’homme «normal» ne peut atteindre. Pour cette raison, chaque roi a d’ailleurs un fou (Triboulet est le fou de Louis XII puis de François 1er). Par un renversement fréquent au Moyen Âge, le fou est sage, et le sage est fou. À cette époque, le carnaval ou la fête des fous sont des réjouissances autorisées où l’on peut se moquer de tout, de l’église comme de Dieu. Comme dans la fête de l’âne, le sérieux devenait comique (la fuite de Marie portant l’enfant Jésus en Égypte). L’œuvre de Rabelais est marquée par ce type de comique.
« Cette sentence du fou parisien » est précisément d’une justesse comique. Elle résout le conflit, et annule la « folie » du rôtisseur qui, dans son avidité, veut vendre et le rôt et la fumée du rôt.
La justice du fou est une parodie de la justice : le fou imite le déroulement d’un procès. Il écoute d’abord (« Alors Sire Joan, après avoir entendu leur désaccord, demanda au portefaix qu'il lui tirât de son baudrier quelque pièce d'argent.»), puis délibère (« Sire Joan le prit, et le mit sur son épaule gauche, comme pour vérifier s'il faisait le poids... »). Enfin, il énonce la sentence :
« La Cour vous dit que le portefaix qui a mangé son pain à la fumée du rôt a payé civilement le rôtisseur au son de son argent. Ladite Cour ordonne que chacun se retire en sa chacunière, sans dépens, et pour cause. »
Le comique désarme le sérieux du problème. Le fou emploie un vocabulaire juridique (« La cour vous dit », « Ladite Cour », « sans dépens, et pour cause ») qui ne trompe personne, puisque dans le même temps, il tient sa marotte au poing, et son chaperon sur la tête.
Ce texte pose une question d’une étonnante modernité : un bien immatériel, intangible peut-il être vendu ? Aujourd’hui, ce que nous consommons est souvent dématérialisé (la musique, le cinéma sur internet). Or il est légitime de se demander si cela signifie quelque chose d'acheter ou de voler un bien immatériel. Que nous répondrait Sire Joan le fou ?
L’homme du XXIe siècle ne conçoit pas la folie comme l’homme de la Renaissance. Dans Histoire de la folie, Michel Foucault raconte que l’on chassait les fous de la ville. On les laissait courir dans les campagnes ou on les remettait à des bateliers. Confiés à leur destin, les fous erraient sur l’eau «en quête de leur raison», enfermés à l’extérieur.