Débarrassé de Hands, la goélette en sécurité, Jim parvient à gagner la terre ferme. Il est impatient de rejoindre le fortin et ses compagnons afin de leur conter ses incroyables aventures.
C’est la nuit.
J’arrivai enfin aux limites de la clairière. Son extrémité ouest était déjà baignée de clair de lune ; le reste, et le fortin même, reposait encore dans une ombre noire que rayaient de longues rainures de lumière argentée. De l’autre côté du fortin, un énorme feu s’était réduit en braises vives dont l’immobile et rouge réverbération formait un vigoureux contraste avec la blanche clarté de la lune. Pas un bruit humain, nul autre son que les frémissements de la brise.
Je m’arrêtai avec beaucoup d’étonnement, et peut-être aussi un peu d’effroi. Ce n’était pas notre habitude de faire de grands feux : nous étions, en effet, par ordre du capitaine, assez regardants sur le bois à brûler, et je commençais à craindre que les choses n’eussent mal tourné en mon absence.
Je fis le tour par l’extrémité est de la palissade, en me tenant tout contre, dans l’ombre, et, à un endroit propice (1), où les ténèbres étaient plus épaisses, je franchis la clôture.
Pour plus de sûreté, je me tins à quatre pattes et rampai sans bruit vers l’angle de la maison. En approchant j’éprouvai un soudain et grand soulagement. Le bruit n’a rien d’agréable en soi, et je m’en suis souvent plaint, à d’autres moments ; mais en cette minute-là ce me fut une musique céleste que d’entendre mes amis ronfler ensemble, d’un sommeil si profond et paisible. Le cri maritime de la vigie (2), ce beau : « Tout va bien ! » ne parut jamais plus rassurant à mes oreilles.
Néanmoins, une chose n’était pas douteuse : ils se gardaient de façon exécrable (3). Que Silver et ses amis fussent survenus maintenant au lieu de moi, pas une âme n’aurait vu lever le jour. « Voilà ce que c’est, pensai-je, d’avoir un capitaine blessé. » Et, une fois de plus, je me reprochai vivement de les avoir abandonnés dans ce danger avec si peu d’hommes pour monter la garde.
Cependant j’étais arrivé à la porte. Je m’arrêtai. Il faisait tout noir à l’intérieur, et mes yeux n’y pouvaient rien distinguer. Par l’ouïe, je percevais le tranquille bourdon des ronfleurs, et par intervalles un petit bruit, un trémoussement et un becquètement dont je ne pouvais déterminer l’origine.
Les bras tendus devant moi, je pénétrai sans bruit. J’irais me coucher à ma place (pensais-je avec un petit rire muet) et m’amuserais à voir leurs têtes quand ils me découvriraient au matin.
Mon pied heurta quelque chose de mou : c’était la jambe d’un dormeur, qui se retourna en grognant, mais sans se réveiller.
Et alors, tout d’un coup, une voix stridente éclata dans les ténèbres : « Pièces de huit ! pièces de huit ! pièces de huit ! pièces de huit ! pièces de huit ! » et ainsi de suite, sans arrêt ni changement, comme un cliquet de moulin.
Le perroquet vert de Silver, Capitaine Flint ! C’était lui que j’avais entendu becqueter un morceau d’écorce ; c’était lui, qui, faisant meilleure veille que nul être humain, annonçait ainsi mon arrivée par sa fastidieuse rengaine (4) !
Je n’eus pas le temps de me ressaisir. Aux cris aigus et assourdissants du perroquet, les dormeurs s’éveillèrent et bondirent. Avec un énorme juron, la voix de Silver cria :
- Qui vive ?
Je tentai de fuir, me jetai violemment contre quelqu’un, reculai, et courus droit entre les bras d’un second individu, qui les referma et me retint solidement.
- Apporte une torche, Dick, ordonna Silver, lorsque ma capture fut ainsi assurée.
Et l’un des hommes sortit de la maison, pour rentrer presque aussitôt porteur d’un brandon enflammé.
Chapitre 27, « Pièces de huit ! » (d’après la traduction de Théo Varlet)
Notes :
1 - Favorable, qui convient bien.
2 - Surveillance exercée par un matelot.
3 - Déplorable, regrettable.
4 - Mots répétés à tout propos.
1. Quelle est l’atmosphère de ce début de texte ?
2. Par quels sentiments passe alors le narrateur en approchant du fortin ? Répondez en vous appuyant sur le texte.
3. Une fois arrivé à la porte du fortin, que voit-il ?
4. Quels sens lui permettent de se repérer à l’intérieur du fortin ?
5. Jim se doute-t-il de quelque chose ? Quels indices auraient cependant dû l’alerter ?
6. À quel moment comprend-on que Jim s’est jeté dans la gueule du loup ? Quels mots l’annoncent ?
Afin de préserver le suspense, le narrateur choisit de raconter l’histoire selon le point de vue du personnage : il ne raconte que ce voit et pense le personnage. S’il ne voit rien, le lecteur non plus.
C’est le point de vue interne.
7. Une voix stridente éclata dans les ténèbres : « Pièces de huit ! pièces de huit ! pièces de huit ! pièces de huit ! pièces de huit ! »
À quel temps est le verbe ?
Relevez le complément circonstanciel.
Comment sont rapportées les paroles ? Qui parle ? Quel rôle joue celui qui parle ?
8. À quel moment la lumière apparaît-elle ? Pourquoi est-ce à ce moment précis ?
Vous êtes dans le noir. Racontez votre arrivée dans une pièce où vous attend un personnage que vous n’attendez pas.
Utilisez de nombreux verbes de mouvement. Par l’ouïe, l’odorat ou le toucher, dites ce que vous percevez. Ne révélez la présence d’un autre personnage qu’au dernier moment de votre texte.