Wolfgang sentit son cœur se soulever et, frissonnant, se détournait de l’horrible machine quand il aperçut, au pied des marches qui menaient à l’échafaud, une silhouette accroupie. Plusieurs éclairs violents et rapprochés lui permirent de la mieux distinguer. C’était une forme féminine, vêtue de noir ; assise sur une des dernières marches de l’échafaud, elle avait le buste penché en avant, son visage était enfoui entre ses genoux et ses lourdes tresses défaites traînaient sur le sol, ruisselantes de la pluie qui tombait à torrents. Wolfgang s’immobilisa. Il y avait quelque chose de terrible dans ce solitaire monument de détresse. La dame donnait l’impression d’appartenir à la haute société. Dans ces temps pleins de vicissitudes, il ne l’ignorait pas, plus d’une belle tête habituée naguère aux douceurs du duvet ne savait plus, aujourd’hui, où reposer. Sans doute était-ce quelque malheureuse veuve, que l’effroyable couteau avait soudain désolée et qui se tenait là, prostrée, le cœur brisé, sur le bord de cette existence d’où venait d’être retranché et jeté dans l’éternité tout ce qui lui était cher.
Il s’approcha et lui adressa la parole sur un ton de profonde sympathie. Elle releva la tête et le fixa d’un air égaré. Quel ne fut pas, alors, l’étonnement de Wolfgang, en apercevant, dans la vive lueur des éclairs, le visage même qui hantait tous ses rêves : livide et désespéré, et cependant d’une beauté ravissante.
Tout agité de sentiments violents et contradictoires, il l’aborde à nouveau, en tremblant. Il s’étonne de la voir exposée ainsi à une heure si tardive de la nuit, dans la furie d’un tel orage, et offre de la reconduire chez ses amis. D’un geste horriblement significatif, elle lui montra la guillotine.
- Je n’ai plus d’ami sur terre, dit-elle.
- Mais vous avez une demeure ? dit Wolfgang.
- Oui… dans la tombe !
Le cœur de l’étudiant s’émut à ces mots.
- Si un étranger, dit-il, peut oser une offre sans courir le risque d’être mal compris, je me permettrai de vous proposer mon humble demeure pour abri, et moi-même pour votre ami dévoué. Je suis moi-même sans amis à Paris, étranger dans ce pays ; mais si ma vie peut vous être de quelque service, elle est à votre disposition et sera sacrifiée avant que vous soit fait aucun mal ou aucune offense.
La gravité fervente qui marquait les façons du jeune homme produisit son effet. Son accent étranger, de même, parlait pour lui, l’isolant, en toute évidence, de la banale collectivité des Parisiens. De plus, le véritable enthousiasme possède une éloquence qu’on ne peut récuser. La désolation de l’étrangère se remit implicitement sous la protection de l’étudiant.
Il supporta ses pas chancelants pour traverser le Pont-Neuf et la place où la statue de Henri IV avait été jetée bas par la populace. L’orage s’était calmé, on entendait le tonnerre rouler au loin. Tout Paris reposait ; le grand volcan des passions humaines sommeillait pour un temps, refaisant des forces nouvelles pour l’éruption du lendemain. L’étudiant conduisit sa protégée à travers les vieilles rues du Quartier Latin, longea les murs sombres de la Sorbonne et parvint au très misérable hôtel où il avait son appartement. Le vieux portier qui leur ouvrit manifesta une certaine surprise en voyant le mélancolique Wolfgang en féminine compagnie.
En ouvrant sa porte, l’étudiant rougit pour la première fois de la pauvreté et de la banalité de sa demeure. [...] Lorsqu’on eût apporté la lumière, et que Wolfgang put tout à loisir contempler l’étrangère, il se sentit enivré par sa beauté plus que jamais. Son visage était pâle, mais d’une blancheur éblouissante, rehaussée par une profusion de cheveux noirs et denses qui l’auréolaient. Ses grands yeux étincelaient, avec dans leur expression quelque chose d’étrangement hagard. Ses formes avaient une harmonie parfaite, pour autant que la robe noire permettait d’en juger. Toute sa personne avait un cachet de noblesse, malgré la simplicité extrême de sa mise. La seule chose qui ressemblât à quelque parure, dans tout son vêtement, était le large ruban noir qu’elle portait au cou, retenu par une agrafe de diamants.
Cependant l’étudiant ressentait quelque embarras, quant aux dispositions à prendre pour recevoir convenablement l’être abandonné qu’il avait pris sous sa protection. Il pensa à lui laisser sa chambre et à aller chercher pour lui-même un autre abri. Mais il était si fasciné, son esprit et ses sens étaient sous un tel charme, qu’il ne pouvait s’arracher à sa présence. Son attitude, à elle aussi, était surprenante et singulière. Il n’était plus question de la guillotine ; sa douleur même semblait apaisée. Les attentions de l’étudiant, qui avaient tout d’abord gagné sa confiance, avaient apparemment gagné aussi son cœur, à présent. Passionnée comme lui, elle l’était très évidemment, et les passionnés se comprennent vite entre eux.
Tout à l’ivresse du moment, Wolfgang lui déclara sa passion. Il lui raconta l’histoire de son rêve mystérieux, et comment elle s’était emparée de son cœur avant même qu’il ait eu l’occasion de la voir. Étrangement émue par son récit, elle reconnut s’être sentie attirée vers lui par une force également inexplicable. [...]
- Pourquoi nous séparer ? dit-il. Nos cœurs sont à l’unisson ; aux yeux de la raison et de l’honneur, nous ne faisons qu’un. Est-il besoin de viles formules pour accomplir l’union de deux hautes âmes ?
L’étrangère écoutait avec émotion : elle avait évidemment reçu les lumières de la même école.
- Vous n’avez ni demeure, ni famille, poursuivit Wolfgang. Laissez-moi être tout cela pour vous, ou plutôt soyons tout l’un pour l’autre. Si la forme est nécessaire, alors nous l’observerons. Voici ma main. Je m’engage à vous pour toujours.
- Pour toujours ? demanda gravement l’étrangère.
- Pour toujours et à jamais ! répondit-il.
L’étrangère saisit la main qu’il lui tendait :
- Alors je suis à vous, murmura-t-elle. Et elle se laissa aller sur la poitrine du jeune homme.
Le matin suivant, l’étudiant laissa dormir sa jeune épouse et sortit à la première heure pour chercher un appartement plus spacieux et plus conforme à ce changement de situation. À son retour, il la trouva allongée sur le lit, la tête rejetée en arrière, sous son bras. Il lui parla, mais ne reçut point de réponse. S’avançant pour la réveiller et la tirer de cette inconfortable position, il lui prit la main ; mais cette main était froide est inerte. Son visage était livide et dur. En un mot, ce n’était plus qu’un...
« Aventure d'un étudiant allemand » de Washington Irving
1. Relisez le premier paragraphe et dites – d’après ce paragraphe – qui semble être la jeune femme rencontrée par l’étudiant allemand.
2. Que nous apprend le second paragraphe sur cette femme ?
3. Sur quelle décision des protagonistes s’achève cet extrait ?
4. « Cependant l’étudiant ressentait » jusqu’à « une force également inexplicable »
Réécrivez ce passage en remplaçant « l’étudiant » par « je ».
5. Montrez que le narrateur connaît les pensées de ses personnages. Les interprète-t-il ?
6. Comment qualifieriez-vous cette histoire : légère, grave, drôle, inquiétante, étrange, amusante, etc. Justifiez votre réponse en citant des passages du texte.
7. Le dernier mot du dernier paragraphe a été enlevé. Quel était ce mot ?
8. Imaginez ce qui a pu se passer.