La peste que l’on nomme la Mort rouge s’est abattue sur le pays et fait des ravages d’une ampleur inouïe. Le riche prince Prospero décide alors de se retirer dans une abbaye fortifiée avec mille amis choisis pour y vivre une vie de plaisir en attendant que le mal passe. Au bout de quelques mois, le prince propose un bal masqué dans sept salles de couleurs différentes.
Et la fête tourbillonnait toujours lorsque s’éleva enfin le son de minuit de l’horloge. Alors, comme je l’ai dit, la musique s’arrêta ; le tournoiement des valseurs fut suspendu ; il se fit partout, comme naguère, une anxieuse immobilité. Mais le timbre de l’horloge avait cette fois douze coups à sonner ; aussi, il se peut bien que plus de pensées se soit glissée dans les méditations de ceux qui pensaient parmi cette foule festoyante. Et ce fut peut-être aussi pour cela que plusieurs personnes parmi cette foule, avant que les derniers échos du dernier coup fussent noyés dans le silence, avaient eu le temps de s’apercevoir de la présence d’un masque qui jusque-là n’avait aucunement attiré l’attention. Et, la nouvelle de cette intrusion s’étant répandue en un chuchotement à la ronde, il s’éleva de toute l’assemblée un bourdonnement, un murmure significatif d’étonnement et de désapprobation, - puis, finalement, de terreur, d’horreur et de dégoût.
Dans une réunion de fantômes telle que je l’ai décrite, il fallait sans doute une apparition bien extraordinaire pour causer une telle sensation [...] Toute l’assemblée parut alors sentir profondément le mauvais goût et l’inconvenance de la conduite et du costume de l’étranger. Le personnage était grand et décharné (1), et enveloppé d’un suaire (2) de la tête aux pieds. Le masque qui cachait le visage représentait si bien la physionomie d’un cadavre raidi, que l’analyse la plus minutieuse aurait difficilement découvert l’artifice. Et cependant, tous ces fous joyeux auraient peut-être supporté, sinon approuvé, cette laide plaisanterie. Mais le masque avait été jusqu’à adopter le type de la Mort rouge. Son vêtement était barbouillé de sang, - et son large front, ainsi que tous les traits de sa face, étaient aspergés de l’épouvantable écarlate.
Quand les yeux du prince Prospero tombèrent sur cette figure de spectre [...], on le vit d’abord convulsé par un violent frisson de terreur et de dégoût ; mais, une seconde après, son front s’empourpra de rage.
- Qui ose, - demanda-t-il, d’une voix enrouée, aux courtisans debout près de lui, - qui ose nous insulter par cette ironie blasphématoire (3) ? Emparez-vous de lui, et démasquez-le - que nous sachions qui nous aurons à pendre aux créneaux, au lever du soleil !
[...] Mais, par suite d’une certaine terreur indéfinissable que l’audace insensée du masque avait inspirée à toute la société, il ne se trouva personne pour lui mettre la main dessus ; si bien que, ne trouvant aucun obstacle, il passa à deux pas de la personne du prince ; et pendant que l’immense assemblée, comme obéissant à un seul mouvement, reculait du centre de la salle vers les murs, il continua sa route sans interruption, de ce même pas solennel et mesuré qui l’avait tout d’abord caractérisé, de la chambre bleue à la chambre pourpre, - de la chambre pourpre à la chambre verte, - de la verte à l’orange, - de celle-ci à la blanche, et de celle-là à la violette, avant qu’on eût fait un mouvement décisif pour l’arrêter.
Ce fut alors, toutefois, que le prince Prospero, exaspéré par la rage et la honte de sa lâcheté d’une minute, s’élança précipitamment à travers les six chambres, où nul ne le suivit ; car une terreur mortelle s’était emparée de tout le monde. Il brandissait un poignard nu, et s’était approché impétueusement (4) à une distance de trois ou quatre pieds (5) du fantôme qui battait en retraite, quand ce dernier, arrivé à l’extrémité de la salle de velours, se retourna brusquement et fit face à celui qui le poursuivait. Un cri aigu partit, - et le poignard glissa avec un éclair sur le tapis funèbre où le prince Prospero tombait mort une seconde après.
Alors, invoquant le courage violent du désespoir, une foule de masques se précipita à la fois dans la chambre noire ; et, saisissant l’inconnu, qui se tenait, comme une grande statue, droit et immobile dans l’ombre de l’horloge d’ébène, ils se sentirent suffoqués par une terreur sans nom, en voyant que sous le linceul et le masque cadavéreux, qu’ils avaient empoignés avec une si violente énergie, ne logeait aucune forme palpable.
On reconnut alors la présence de la Mort rouge. Elle était venue comme un voleur de nuit. Et tous les convives tombèrent un à un dans les salles de l’orgie inondées d’une rosée sanglante, et chacun mourut dans la posture désespérée de sa chute.
Et la vie de l’horloge d’ébène disparut avec celle du dernier de ces êtres joyeux. Et les flammes des trépieds expirèrent. Et les Ténèbres, et la Ruine, et la Mort rouge, établirent sur toutes choses leur empire illimité.
Edgar Allan Poe
Notes :
1 - Décharné : Qui n’a de plus de chair, très maigre.
2 - Suaire : linceul, toile dans laquelle on ensevelit un mort.
3 - Blasphématoire : insultante.
4 - Impétueusement : avec vivacité, fougue.
5 - Pieds : unité de mesure valant 0,348 mètre.
Une fête donnée par le prince Prospero (dont le nom évoque la prospérité) a lieu pendant cette sombre période durant laquelle la peste sévit. Tous les mots qui suivent se rapportent au thème de l'amusement, de la fête : « la fête tourbillonnait », « la musique », « le tournoiement des valseurs », « cette foule festoyante », « ces fous joyeux ».
Lors de cette fête, un individu fait irruption. Le deuxième paragraphe le décrit comme portant un masque représentant le visage d’un cadavre raidi et barbouillé de sang. La fin de l’extrait révèle qu’il n’y a rien derrière ce masque, qu’il n’y a « aucune forme palpable ». En fait, il s’agit de la mort personnifiée, de la peste elle-même qui s’invite à la fête.
Son intrusion provoque l’effroi. Le mot « terreur » répété plusieurs fois le montre bien. On peut ainsi relever le champ lexical de la peur : « anxieuse », « de terreur, d’horreur et de dégoût », « épouvantable », « un violent frisson de terreur et de dégoût », « une certaine terreur indéfinissable », « une terreur mortelle », « une terreur sans nom ».
Dès le début, l’atmosphère est inquiétante. Les douze de coups de minuit sonnent, puis la musique s’arrête dans « une anxieuse immobilité » des convives. D'entrée, les convives sont condamnés. Ils ne sont qu'une "réunion de fantômes". De fait, la mort est omniprésente lors de cette soirée. C'est ce que montrent les termes « fantôme(s) » (répété deux fois), « suaire », « cadavre raidi », « sang », « spectre », « pendre », « funèbre », « linceul », « masque cadavéreux » et « rosée sanglante ». L'horloge elle-même a partie liée avec la mort. Lorsqu'elle s'arrête, la vie s'arrête.
L’apparition de la Mort rouve provoque une terreur sans nom, précisément parce qu’elle est innommable (on ne peut pas la nommer). Quelque chose qui n’existe pas se manifeste. C’est un événement surnaturel : les lois de la nature, du quotidien, du réel sont bouleversées par l’irruption de la mort qui s’est incarnée dans ce personnage inquiétant dont le masque cadavéreux ne cache aucun individu. Le texte s’achève sur un dernier événement surnaturel : l’horloge cesse de marquer le temps en même temps que la vie cesse, que la mort établit son empire.