C’est à un moment où tout semble aller pour le mieux qu’un événement imprévu vient perturber le bon déroulement des choses. Un événement inattendu va briser la bonne humeur éphémère des invités de l’île du Nègre :
« Le dîner touchait à sa fin.
La nourriture avait été bonne, le vin parfait, le service bien fait par Rogers.
Chacun se sentait meilleur moral. […] »
Et le narrateur de nous raconter combien chaque convive prend plaisir en la compagnie des autres. Tout ce passage (pages 33 et 34, de « Le dîner » jusqu’à « observant les autres ») est à l’imparfait (voire au plus-que-parfait). C’est le temps de l’arrière-plan, de tout ce qui n’est pas important, par opposition au passé simple, le temps du premier plan, le temps de l’événement important.
Le premier passé simple utilisé dans ce passage se trouve à la page 34 : « Soudain, Anthony Marston s’exclama ». Ce personnage remarque les petites statuettes représentant les dix petits nègres. À ce moment du récit, personne n’en comprend la signification. Vera est la première à faire le lien avec la comptine, mais conclut naïvement : « C’est une idée amusante, non ? ».
La soirée se déroulant le mieux du monde, il faudra attendre la page 36 pour que l’événement inouï (au passé simple naturellement) se produise. Alors que les invités savourent la soirée (« Ils avaient tous bien dîné. Ils étaient satisfaits d’eux-mêmes et de la vie »), une Voix (avec un V majuscule) s’élève, et porte une série d’accusations concernant toutes les personnes présentes sur l’île.
Comme en un contrepoint, un cri retentit (page 37), mais ce n’est qu’un évanouissement : « Dans le hall, recroquevillée par terre, gisait Mrs Rogers ».
Le suspense consiste donc précisément à alterner les moments calmes et les moments agités ou, plus exactement, c’est lorsque tout est calme que l’événement se produit. Une succession de rebondissements (la Voix, l’évanouissement de Mrs Rogers) tient ensuite le lecteur en haleine.
Le suspense consiste également à faire croire au lecteur qu’il va se passer quelque chose (« Soudain, Anthony Marston s’exclama »), mais c’est une tromperie romanesque. L’événement ne se produira que plus tard, au moment où on ne s’y attend pas.
Enfin, le suspense est ce procédé qui répond aux questions que se pose le lecteur, mais en partie seulement. On sait dorénavant pourquoi tous ces gens ont été invités, mais on ne sait toujours pas réellement par qui.
À la lecture de ce passage, le lecteur obtient en tout cas cette confirmation : les personnages sont bel et bien dans une salle d’audience pour y être jugés et peut-être même condamnés. Plus loin, on apprendra que la Voix provenait d’un enregistrement, d’un disque intitulé Le Chant du cygne (page 40). Il reste à savoir qui s’apprête à mourir après un récital d’adieu (1).
Note :
1 — Le chant du cygne est le dernier chef-d’œuvre d’un artiste avant sa mort (voir l’article de Wikipédia ou de L’encyclopédie de l’Agora).