VII
Babouc, fort incertain sur ce qu’il devait penser de Persépolis, résolut de voir les mages et les lettrés ; car les uns étudient la sagesse, et les autres la religion ; et il se flatta que ceux-là obtiendraient grâce pour le reste du peuple. Dès le lendemain matin il se transporta dans un collège de mages (55). L’archimandrite (56) lui avoua qu’il avait cent mille écus de rente pour avoir fait vœu de pauvreté, et qu’il exerçait un empire assez étendu en vertu de son vœu d’humilité ; après quoi il laissa Babouc entre les mains d’un petit frère qui lui fit les honneurs (57).
Tandis que ce frère lui montrait les magnificences de cette maison de pénitence (58), un bruit se répandit qu’il était venu pour réformer (59) toutes ces maisons. Aussitôt il reçut des mémoires de chacune d’elles ; et les mémoires disaient tous en substance : « Conservez-nous, et détruisez toutes les autres. » A entendre leurs apologies (60), ces sociétés étaient toutes nécessaires ; à entendre leurs accusations réciproques, elles méritaient toutes d’être anéanties. Il admirait comme il n’y avait aucune d’elles qui, pour édifier l’univers, ne voulût en avoir l’empire. Alors il se présenta un petit homme qui était un demi-mage (61), et qui lui dit : « Je vois bien que l’œuvre va s’accomplir ; car Zerdust (62) est revenu sur la terre ; les petites filles prophétisent, en se faisant donner des coups de pincettes par-devant et le fouet par-derrière (63). Il est évident que le monde va finir : ne pourriez-vous point, avant cette belle époque, nous protéger contre le grand lama (64) ? — Comment ! dit Babouc, contre ce pontife-roi ? — Contre lui-même. — Vous lui faites donc la guerre, et vous levez contre lui des armées ? — Non, mais il dit que l’homme est libre, et nous n’en croyons rien ; nous avons écrit contre lui de petits livres qu’il ne lit pas ; à peine a-t-il entendu parler de nous, il nous a seulement fait condamner comme un maître ordonne qu’on échenille (65) les arbres de ses jardins. » Babouc frémit de la folie de ces hommes qui faisaient profession de sagesse, des intrigues de ceux qui avaient renoncé au monde, de l’ambition et de la convoitise orgueilleuse de ceux qui enseignaient l’humilité et le désintéressement ; il conclut qu’Ituriel avait de bonnes raisons pour détruire toute cette engeance.
VIII
Retiré chez lui, il envoya chercher des livres nouveaux pour adoucir son chagrin, et il pria quelques lettrés à dîner pour se réjouir. Il en vint deux fois plus qu’il n’en avait demandé, comme les guêpes que le miel attire. Ces parasites se pressaient de manger et de parler ; ils louaient deux sortes de personnes, les morts et eux-mêmes, et jamais leurs contemporains, excepté le maître de la maison. Si quelqu’un d’eux disait un bon mot, les autres baissaient les yeux et se mordaient les lèvres de douleur de ne l’avoir pas dit. Ils avaient moins de dissimulation que les mages, parce qu’ils n’avaient pas de si grands objets d’ambition. Chacun d’eux briguait une place de valet et une réputation de grand homme ; ils se disaient en face des choses insultantes, qu’ils croyaient des traits d’esprit. Ils avaient eu quelque connaissance de la mission de Babouc. L’un d’eux le pria tout bas d’exterminer un auteur qui ne l’avait pas assez loué (66) il y avait cinq ans ; un autre demanda la perte d’un citoyen qui n’avait jamais ri à ses comédies ; un troisième demanda l’extinction de l’Académie (67), parce qu’il n’avait jamais pu parvenir à y être admis. Le repas fini, chacun d’eux s’en alla seul, car il n’y avait pas dans toute la troupe deux hommes qui pussent se souffrir (68), ni même se parler ailleurs que chez les riches qui les invitaient à leur table. Babouc jugea qu’il n’y aurait pas grand mal quand cette vermine périrait dans la destruction générale.
IX
Dès qu’il se fut défait d’eux, il se mit à lire quelques livres nouveaux. Il y reconnut l’esprit de ses convives. Il vit surtout avec indignation ces gazettes de la médisance, ces archives du mauvais goût, que l’envie, la bassesse et la faim ont dictées ; ces lâches satires (69) où l’on ménage le vautour, et où l’on déchire la colombe ; ces romans dénués d’imagination, où l’on voit tant de portraits de femmes que l’auteur ne connaît pas.
Il jeta au feu tous ces détestables écrits, et sortit pour aller le soir à la promenade. On le présenta à un vieux lettré qui n’était point venu grossir le nombre de ses parasites. Ce lettré fuyait toujours la foule, connaissait les hommes, en faisait usage (70), et se communiquait (71) avec discrétion. Babouc lui parla avec douleur de ce qu’il avait lu et de ce qu’il avait vu.
« Vous avez lu des choses bien méprisables, lui dit le sage lettré ; mais dans tous les temps, dans tous les pays et dans tous les genres, le mauvais fourmille (72), et le bon est rare. Vous avez reçu chez vous le rebut de la pédanterie (73), parce que, dans toutes les professions, ce qu’il y a de plus indigne de paraître est toujours ce qui se présente avec le plus d’impudence (74). Les véritables sages vivent entre eux retirés et tranquilles ; il y a encore parmi nous des hommes et des livres dignes de votre attention. » Dans le temps qu’il parlait ainsi, un autre lettré les joignit ; leurs discours furent si agréables et si instructifs, si élevés au-dessus des préjugés et si conformes à la vertu, que Babouc avoua n’avoir jamais rien entendu de pareil. « Voilà des hommes, disait-il tout bas, à qui l’ange Ituriel n’osera toucher, ou il sera bien impitoyable (75). »
Raccommodé avec les lettrés, il était toujours en colère contre le reste de la nation. « Vous êtes étranger, lui dit l’homme judicieux qui lui parlait ; les abus se présentent à vos yeux en foule, et le bien qui est caché, et qui résulte quelquefois de ces abus mêmes, vous échappe. » Alors il apprit que parmi les lettrés il y en avait quelques-uns qui n’étaient pas envieux, et que parmi les mages même il y en avait de vertueux (76). Il conçut à la fin que ces grands corps (77), qui semblaient en se choquant préparer leurs communes ruines, étaient au fond des institutions salutaires (78) ; que chaque société de mages était un frein à ses rivales ; que si ces émules (79) différaient dans quelques opinions, ils enseignaient tous la même morale, qu’ils instruisaient le peuple, et qu’ils vivaient soumis aux lois, semblables aux précepteurs qui veillent sur le fils de la maison, tandis que le maître veille sur eux-mêmes. Il en pratiqua plusieurs, et vit des âmes célestes. Il apprit même que parmi les fous qui prétendaient faire la guerre au grand-lama, il y avait eu de très grands hommes. Il soupçonna enfin qu’il pourrait bien en être des mœurs de Persépolis comme des édifices, dont les uns lui avaient paru dignes de pitié, et les autres l’avaient ravi en admiration.
X
Il dit à son lettré : « Je connais très bien que ces mages, que j’avais crus si dangereux, sont en effet très utiles, surtout quand un gouvernement sage les empêche de se rendre trop nécessaires ; mais vous m’avouerez au moins que vos jeunes magistrats, qui achètent une charge de juge dès qu’ils ont appris à monter à cheval, doivent étaler dans les tribunaux tout ce que l’impertinence (80) a de plus ridicule, et tout ce que l’iniquité a de plus pervers (81) ; il vaudrait mieux sans doute donner ces places gratuitement à ces vieux jurisconsultes (82), qui ont passé toute leur vie à peser le pour et le contre. »
Le lettré lui répliqua : « Vous avez vu notre armée avant d’arriver à Persépolis ; vous savez que nos jeunes officiers se battent très bien, quoiqu’ils aient acheté leurs charges : peut-être verrez-vous que nos jeunes magistrats ne jugent pas mal, quoiqu’ils aient payé pour juger. »
Il le mena le lendemain au grand tribunal, où l’on devait rendre un arrêt (83) important. La cause était connue de tout le monde. Tous ces vieux avocats qui en parlaient étaient flottants dans leurs opinions ; ils alléguaient cent lois, dont aucune n’était applicable au fond de la question ; ils regardaient l’affaire par cent côtés, dont aucun n’était dans son vrai jour : les juges décidèrent plus vite que les avocats ne doutèrent. Leur jugement fut presque unanime ; ils jugèrent bien, parce qu’ils suivaient les lumières de la raison ; et les autres avaient opiné (84) mal, parce qu’ils n’avaient consulté que leurs livres.
Babouc conclut qu’il y avait souvent de très bonnes choses dans les abus. Il vit dès le jour même que les richesses des financiers, qui l’avaient tant révolté, pouvaient produire un effet excellent, car, l’empereur ayant eu besoin d’argent, il trouva en une heure, par leur moyen, ce qu’il n’aurait pas eu en six mois par les voies ordinaires ; il vit que ces gros nuages, enflés de la rosée de la terre, lui rendaient en pluie ce qu’ils en recevaient. D’ailleurs, les enfants de ces hommes nouveaux, souvent mieux élevés que ceux des familles plus anciennes, valaient quelquefois beaucoup mieux ; car rien n’empêche qu’on ne soit un bon juge, un brave guerrier, un homme d’État habile, quand on a eu un père bon calculateur.
Notes :
55 - Un collège de mages : un couvent de moines.
56 - L’archimandrite : supérieur de certains monastères dans l’église orthodoxe grecque.
57 - Lui fit les honneurs : l’accueillit avec l’honneur qui lui était dû.
58 - Cette maison de pénitence : le lieu où l’on se repend, c’est-à-dire dans le couvent susmentionné.
59 - Il était venu pour réformer : il était venu pour appliquer des réformes (rétablir la forme première dans un ordre religieux).
60 - Leurs apologies : leurs éloges, leurs défenses.
61 - Un demi-mage : un janséniste. Le jansénisme est un courant religieux du XVIIe siècle créé par Jansenius.
62 - Zerdust : nom persan de Zoroastre (on dit également Zarathoustra). Voltaire s’amuse en assimilant Jansenius à Zerdust.
63 - Des coups de pincettes par-devant et le fouet par-derrière : allusion aux pénitences que s’infligent certains religieux.
64 - Le grand lama : le pape (voir l’expression plus loin « ce pontife-roi »).
65 - Qu’on échenille : qu’on retire les chenilles.
66 - Qui ne l’avait pas assez loué : qui n’avait pas assez fait ses louanges.
67 - L’Académie française fondée par Richelieu en 1635 sous le règne de Louis XIII.
68 - Se souffrir : se supporter.
69 - Satires : écrits qui s’attaquent à quelqu’un ou à quelque chose pour s’en moquer.
70 - En faisait usage : fréquentait les hommes.
71 - Et se communiquait : se confiait.
72 - Le mauvais fourmille : le mauvais abonde, est en nombre important.
73 - La pédanterie : ceux qui étalent leur savoir avec prétention.
74 - D’impudence : d’effronterie, d’insolence.
75 - Impitoyable : sans pitié.
76 - De vertueux : de bons.
77 - Ces grands corps : ces corporations, ces institutions.
78 - Salutaires : profitables, bienfaisantes.
79 - Émules : personnes qui cherchent à égaler ou surpasser une autre.
80 - L’impertinence : l’absurdité, l’incompétence.
81 - Pervers : dépravé, méchant, mauvais.
82 - Jurisconsultes : personnes dont la professions consiste à donner leur avis sur des questions juridiques.
83 - Un arrêt : une décision juridique, un jugement.
84 - Avaient opiné : avaient donné leur opinion.