RT Actu Blog Manuels Liens

Séance 2 Le Crapaud

Vous êtes ici : > Lycée > Séquences (première) > Les Fleurs du mal > Le Crapaud

Tristan Corbière
Source

Un chant dans une nuit sans air…
— La lune plaque en métal clair
Les découpures du vert sombre.

… Un chant ; comme un écho, tout vif
Enterré, là, sous le massif…
— Ça se tait : Viens, c’est là, dans l’ombre…

— Un crapaud ! — Pourquoi cette peur,
Près de moi, ton soldat fidèle !
Vois-le, poète tondu, sans aile,
Rossignol de la boue… – Horreur ! —

… Il chante. — Horreur !! — Horreur pourquoi ?
Vois-tu pas son œil de lumière…
Non : il s’en va, froid, sous sa pierre.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Bonsoir — ce crapaud-là c’est moi.

Ce soir, 20 Juillet.

Tristan Corbière Les Amours jaunes


Correction

Introduction

Présentation de l'œuvre et du contexte

Tristan Corbière, poète maudit célébré par Verlaine. Auteur d’une œuvre unique Les Amours jaunes, titre qui sonne à la fois comme une évocation de la poésie de Ronsard (Les Amours), mais aussi comme une dérision. Le jaune, c’est la couleur de la maladie (la jaunisse), c’est la couleur du trompeur (Judas est souvent représenté en jaune), c’est la couleur de l’étoile juive et des exclus, c’est celle du tricheur et du faux-semblant (pensez à l’expression « rire jaune ») (1).

Présentation du poème et identification des mouvements

Le poème de Corbière illustre bien cette dimension dérisoire de ce « crapaud » dans ce sonnet inversé (on en trouve chez Baudelaire ➝ « Bien loin d'ici », édition de 1868). Deux tercets suivis de deux quatrains. Les vers ne sont pas le traditionnel alexandrin ni même le décasyllabe mais l’octosyllabe, vers plus léger qui sied bien au thème qui donne son titre au poème : le crapaud.

Les deux premières strophes commencent toutes deux par le groupe nominal « Un chant » qui fait de l’ouïe le sens convoqué et qui suscite le désir de savoir d’où celui-ci provient. Les deux strophes suivantes font la découverte de ce qui justement provoque ce bruit (« Un crapaud » au vers 7) et qui engendre un mouvement de répulsion alors que ce crapaud est précisément le poète. Voir le dernier vers qui établit cette identité.

Problématique (facultative)

On se demandera en quoi ce poème relève de la dérision alors qu’il constitue un autoportrait du poète.

Analyse linéaire

Première et deuxième strophe (première mouvement)

La première strophe — comme la seconde d’ailleurs — s’ouvre sur une phrase nominale (« Un chant... »). Elle est inachevée (à moins qu’elle ne reprenne, par le jeu des points de suspension, au vers 4). De fait, si l’on a le thème, on en ignore le prédicat : qu'a-t-il, ce chant ? On ne sait pas et l’article indéfini (« Un chant ») n’est pas fait pour nous aider. Probablement, ces débuts de phrases sont interrompues par celui ou celle dont les propos sont signalés par le tiret long indiquant un dialogue (mais qui parle ? On ne sait pas non plus). Dès lors, on comprend que ces deux strophes présentent une alternance de voix voire une discordance de ton (une polyphonie) que confirmera le deuxième mouvement.

Reste que le chant (poétique ?) est bien le sujet de ces deux strophes, d’où qu’il vienne. N’a-t-on pas là une interrogation sur la poésie ? Où prend-elle sa source ? Dans la dissonance et la laideur. En effet, le chant est sans cesse interrompu (voir les points de suspension que l’on appelle l’aposiopèse). Le jeu sur les sonorités rendent toutefois ce chant audible comme avec l'assonance en « an » au vers 1 par exemple (« Un chant dans une nuit sans air… »), mais il relève plus de la cacophonie (« comme un écho »). L’allitération des liquides au vers 2 (« La lune plaque en métal clair ») fait percevoir un clapotement marécageux peu conforme au préjugé esthétique qui veut que la poésie ait partie liée avec la beauté, mais parfaitement en accord avec ce qui suit dans le le premier quatrain, et aussi dès la deuxième strophe. Ce chant est celui des profondeurs (on passera sur le psychanalytique « ça » qui, paradoxalement, se tait). C’est « enterré » (vers 5), c’est enfoui (« sous » au même vers), c’est dans « l’ombre » (vers 6). C’est donc un chant enfermé (« dans une nuit », « dans l’ombre ») qui se donne à écouter dans un décor de pacotille fait de « plaque » (vers 2) et de « découpure » (vers 3). On est loin de l’émerveillement face à la nature chère aux romantiques. Mais on ne sait toujours pas ce que « c’est ». Il faudra attendre pour cela la troisième strophe.

En somme, ces deux premières strophes présentent un début inquiétant. Le chant nocturne relève des profondeurs voire de la mort (« enterré ») et on en cherche l’origine. Il semble aussi laid que l’animal qui donne son titre au poème. Mais tout inquiétant que puisse être ce début, on ne peut pourtant s’empêcher de sourire. On cherche l’origine d’un chant « sans air » ! Notez la polysémie qui joue sur le sens du mot et qui peut aussi bien désigner la chaleur étouffante comme l’absence de musique, ce qui est paradoxal pour un chant.

Troisième et quatrième strophe (deuxième mouvement)

Dans la troisième strophe, l’un des interlocuteurs s’exclame au début et à la fin et exprime son dégoût (« Un crapaud ! » au vers 7, « Horreur ! » au vers 10), mais on ne sait pas précisément lequel, tant il est vrai que la distribution de la parole est brouillée. La réponse apportée sous forme de question (« Pourquoi cette peur ») établit un (auto)portrait narquois du poète qu’on ne saurait prendre au sérieux. L’autodérision de Corbière est rendue évidente par la synérèse nécessaire permettant d’avoir le bon nombre de syllabes au vers 9 et qui oblige à prononcer non pas « po-è-te », mais « poè-te » (homophone de l’interjection « pouet »).

Celui-ci est comparé à un oiseau dont le chant est beau, mais c’est un « rossignol de la boue ». L’oxymore nous ramène à l’esthétique baudelairienne que nous avons déjà mille fois évoquée. D’ailleurs, la comparaison du poète avec un volatile est fréquente chez Baudelaire dans la poésie duquel on trouve cygne, hibou et autre albatros. C’est à ce dernier qu’on pense vraisemblablement à cause des ailes (ou disons de l’absence d’aile) qui, dans le poème « L’Albatros », l’empêchent de marcher. Le poète, ce « prince des nuées », est maladroit sur le sol. Toutefois, chez Corbière le poète est privé de ses attributs : de ses ailes d’une part. Il ne peut s’élever (pas de correspondance, de transcendance). Mais il est également tondu et perd du pouvoir que lui confère sa chevelure comme le personnage de Samson dans la bible (voir ici ou ).

La dernière strophe reprend l'anaphore du mot « chant », lequel ne provoque que répulsion (reprise du terme « horreur » suivi d’une double exclamation). Le poète ne sera pas lyrique ni le digne représentant d’un Orphée qui par son chant revient du royaume des ombres. Le chant est vouée, on l’a vu, sinon à la cacophonie du moins à la dissonance : allitérations en « r » : « Horreur !! — Horreur pourquoi ? » ou les assonances en « oi » mimétique du coassement (« pourquoi », « vois », « froid », « bonsoir », « moi »). Les silences eux-mêmes semblent représenter les espacements entre chaque cri du crapaud. De même, le style familier (absence du premier élément de la négation dans le vers 12) relève d’une esthétique en rupture avec l’élégance classique. Le poète est un incompris qui préfère se retirer.

Notes :

1 - Voir la vidéo en bas de la page consacrée par France Culture au thème de la couleur jaune.

Partager

À voir également