À Maxime Du Camp
I
Pour l'enfant, amoureux de cartes et d’estampes (1),
L'univers est égal à son vaste appétit.
Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes !
Aux yeux du souvenir que le monde est petit !
Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme,
Le cœur gros de rancune (2) et de désirs amers (3),
Et nous allons, suivant le rythme de la lame,
Berçant notre infini sur le fini des mers :
Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme (4) ;
D'autres, l'horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,
Astrologues noyés dans les yeux d'une femme,
La Circé (5) tyrannique aux dangereux parfums.
Pour n'être pas changés en bêtes, ils s’enivrent (6)
D'espace et de lumière et de cieux embrasés ;
La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent,
Effacent lentement la marque des baisers.
Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir ; cœurs légers, semblables aux ballons,
De leur fatalité jamais ils ne s'écartent,
Et sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !
[…]
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal
Notes :
1 - Image imprimée sur du papier à partir d’une planche de bois ou de cuivre gravée.
2 - Sentiment de colère que l’on garde d’une offense et pouvant s’accompagner d’un désir de revanche.
3 - Qui est cause de chagrin, de rancune.
4 - Détestable, méprisable.
5 - Déesse rencontrée par Ulysse sur l’île d’Aiaié. Elle exerce sa tyrannie (son pouvoir) sur les hommes qu’elle transforme en bête.
6 - Se rendent ivre.
1. Dans la première strophe, qu’est-ce qui donne envie à l’enfant de voyager ?
2. Toujours dans la première strophe, quel adjectif qualifie « appétit » ? Et quel mot rime avec « appétit » ? Que signifie cette opposition ?
3. Quel sont les sentiments du poète au sujet de l’enfance ? Quels mots ou signe de ponctuation le prouvent ?
4. Dans la seconde strophe, relever un complément circonstanciel annonçant le départ. Combien ce complément a-t-il de syllabes ? Relevez les trois autres parties du vers. Combien y en a-t-il en tout ?
5. Quel terme, toujours dans la seconde strophe, désigne les voyageurs ? Qu’est-ce qui les pousse à partir ?
6. Comment voyagent-ils ? Relevez les mots qui le montrent.
7. Dans la strophe suivante, en combien de catégories le poète classe-t-il ces voyageurs ? Relevez les mots qui le montrent. Quelles raisons les poussent à voyager ?
8. Par quel mot commence la dernière strophe ? Donnez sa nature. À quoi sert ce mot ?
9. Qui sont « les vrais voyageurs » ? Quelle est la raison de leur départ ?
10. Où s’achève la proposition subordonnée relative « qui partent » ? Quels mots sont ainsi mis en valeur ?
11. Quelle voyelle est très souvent répétée ?
Le voyage
Le mot « voyage » vient du latin « viaticum » (= ce qui sert à faire la route), qui a donné, en français, « viatique ». « viaticum » vient lui-même de « via » (= la voie, le chemin).
Le voyage, dans son sens actuel, désigne le déplacement d’une personne qui se rend dans un lieu plus ou moins éloigné.
Le XIXe siècle (qui invente le mot « tourisme ») voit les moyens de transport se développer fortement (par bateau puis par train notamment). Les grands écrivains aiment raconter leurs voyages : le Voyage en Orient de Lamartine en 1835, celui de Nerval en 1851, mais aussi de Gustave Flaubert accompagné de Maxime du Camp (le dédicataire du poème) qui se réalise entre 1849 et 1852.
C’est à eux que Baudelaire adresse son poème, non sans une certaine ironie. Lisez plutôt les strophes 13 et 14 :
Étonnants voyageurs ! quelles nobles histoires
Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers !
Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,
Ces bijoux merveilleux, faits d'astres et d'éthers.
Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile !
Faites, pour égayer l'ennui de nos prisons,
Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,
Vos souvenirs avec leurs cadres d'horizons.
Dites, qu'avez-vous vu ?
Et selon vous, quelles sont les raisons pour lesquelles on a envie de partir ? Pour voyager ? Pour échapper à quelque chose ? Répondez à cette question en essayant d’apporter plusieurs réponses, puis racontez l’un de vos voyages. Quel souvenir en gardez-vous à présent ?
« Les âges de la vie » (1834) par Caspar David Friedrich
Source : Wikipédia