Regardez, habitants de Thèbes

Lecture analytique de la page 96

Le spectacle tragique

La conclusion d’Œdipe roi appartient au Coryphée :

« Regardez, habitants de Thèbes, ma patrie. Le voilà, cet Œdipe, cet expert en énigmes fameuses, qui était le premier des humains. Personne dans sa ville ne pouvait contempler son destin sans envie. Aujourd’hui, dans quel flot d’effrayante misère est-il précipité ! C’est donc le dernier jour qu’il faut, pour un mortel, toujours considérer. Gardons-nous d’appeler jamais un homme heureux, avant qu’il ait franchi le terme de sa vie sans avoir subi un chagrin. »

Le héros tragique tombe d’un très grand bonheur dans un très grand malheur : celui qui a échappé à la mort promise par ses parents, le déchiffreur d’énigme, le vainqueur du Sphinx, le roi de Thèbes, celui « qui était le premier des humains » devient le dernier des humains, un assassin chassé ignominieusement de la ville, un lamentable individu qui a tué son père et couché avec sa mère. C’est une souillure.

Voilà le spectacle donné aux « habitants de Thèbes» et à nous également. Le spectacle tragique inspire la pitié et la terreur. C’est une mise en garde qui montre ce qui arrive à ceux qui n’ont su se préserver du malheur. C’est aussi une leçon : « Gardons-nous d’appeler jamais un homme heureux, avant qu’il ait franchi le terme de sa vie sans avoir subi un chagrin », prévient le chef du chœur. Mais cela est-il si sûr ? Fallait-il véritablement attendre les derniers mots pour le comprendre ?

Le début dit la fin

Comment ne pas voir que l’énigme proposée par le Sphinx disait par avance le destin d’Œdipe ?

« Quel est l’être, le seul parmi ceux qui vivent sur terre, dans les eaux, dans les airs, qui a une seule voix, une seule façon de parler, une seule nature, mais qui a deux pieds, trois pieds et quatre pieds ? »

Tous les animaux, qu’ils aient deux ou quatre pieds, ont « une seule nature ». Ils restent les mêmes de la naissance à la mort. Ils ne changent pas, tandis que l’homme a trois natures différentes : il est d’abord un enfant qui marche à quatre pattes. Devenu grand et fort, l’homme se tient sur ses deux jambes. En entrant dans la vieillesse, se tenant sur sa canne, il perd sa force et devient un sage. L’homme se transforme donc tout en restant le même au cours de ces trois étapes.

Or Œdipe, par sa naissance, représente celui qui ne devrait pas être là. La malédiction des Labdacides interdisait pourtant toute naissance ! Dès lors, Œdipe est un personnage ambigu : il ne devait pas naître, il naît ; il devait mourir, il survit ; il est le descendant légitime de Laïos, et il est un objet d’horreur pour sa famille ; né à Thèbes, il s’éloigne de son lieu d’origine pour revenir à son point de départ.

Œdipe a mélangé les trois étapes de l’existence. Confondant le printemps du jeune âge avec l’été de l’adulte et l’hiver du vieillard, il a bouleversé le cours des saisons. En tuant son père, il prenait sa place à la fois sur le trône et dans le lit de sa mère. En faisant des enfants à sa propre mère, il s’identifie non seulement à son père, mais à ses propres enfants qui sont à la fois ses fils et ses frères, ses filles et ses sœurs. Le monstre dont parlait le Sphinx, qui a en même temps deux, trois et quatre pieds, qui est à la fois fils, frère et père, c’est Œdipe.