Tirésias entre en scène un peu avant la fin du premier épisode. Le dialogue qui commence entre Œdipe et le devin semble mal engagé puisque le devin ne veut rien dire de ce qu’il sait :
« Mais non, n’attends pas de moi que je révèle mon malheur - pour ne pas dire : le tien » (page 28)
Se mettant en colère, le roi de Thèbes exige que le devin parle. Cette colère, entre les deux protagonistes, se remarque à la violence de l’échange verbal. Les répliques sont très courtes. Ce sont des stichomythies :
« Tirésias : N’as-tu donc pas compris ? Ou bien me tâtes-tu pour me faire parler ?
Œdipe : Pas assez pour dire que j’ai bien saisi. Va, répète encore.
Tirésias : Je dis que c’est toi l’assassin cherché.
Œdipe : Ah ! tu ne répéteras pas telles horreurs impunément ! » (voir page 30).
Cette dispute est d’autant plus violente que Tirésias accuse son roi d’assassinat, et que, s’il ne voulait pas parler au début, il finit par tout révéler sans éprouver la moindre crainte. En effet, le devin se sait hors d’atteinte, car Œdipe, appartenant au pouvoir politique, royal ne peut rien contre celui qui appartient au dieu Apollon, à la religion :
« Non, mon destin n’est pas de tomber sous tes coups : Apollon n’aurait pas de peine à te les faire payer » (page 31)
«Je ne suis pas à tes ordres, je suis à ceux de Loxias » (page 33)
Par la même, il montre qu’il ne saurait comploter afin de détrôner Œdipe, qu’il n’est pas complice de Créon. Le devin n’a rien à voir avec la politique. Il est aux ordres de Loxias (Apollon).
Ainsi, le dialogue entre celui qui veut faire parler et celui qui ne veut pas parler, entre celui qui appartient à la sphère du pouvoir politique et celui qui appartient à la sphère religieuse est donc impossible. Les accusations de l’un ne peuvent être comprises de l’autre qui n’imagine que ruse et complot.
L’opposition entre les deux personnages se renforce autour du thème de la lumière et de l’aveuglement. C'est un véritable leitmotiv (phrase, formule qui revient à plusieurs reprises) : le mot « yeux » est répété à de nombreuses reprises (pages 29, 31, 32), le verbe «voir» (pages 33, 35), mais aussi les mots «aveugle» (pages 31, 33, 35), «ténèbres» (page 31), «obscurs» (page 34). Il n’est que de comparer ces deux phrases :
« Tu ne vis, toi, que de ténèbres : comment donc me pourrais-tu nuire, à moi, comme à quiconque voit la clarté du jour ?» (Œdipe, page 31)
« Tu me reproches d’être aveugle ; mais toi, toi qui y vois, comment ne vois-tu pas à quel point de misère tu te trouves à cette heure ? [...] Tu vois le jour : tu ne verras bientôt plus que la nuit » (page 33)
Œdipe est celui qui voit alors que Tirésias est celui qui est aveugle, mais par un renversement le devin reproche au roi de ne pas voir sa situation et lui annonce cette parole prophétique : il deviendra aveugle.
Œdipe, le déchiffreur d’énigmes, lui qui devrait comprendre ce qui se passe, en vient à recréer une réalité, une autre histoire : il imagine que Tirésias et Créon complotent contre lui. Il pense qu’on le jalouse et qu’on veut le destituer en imaginant cette terrible histoire de meurtre et d’inceste. Pourtant, le châtiment d’ Œdipe s’annonce non pas humain mais divin en réponse à l’orgueil (l’amour propre) du roi. C’est l’hybris (la démesure) dont il fait preuve qui le perd :
« Ce n’était pourtant pas le premier venu qui pouvait résoudre cette énigme » (page 32)
« c’est moi, moi seul » (page 32)
« ma grandeur » (page 34)
Persuadé que « richesse, couronne, savoir surpassant tous autres savoir » (page 31) ne lui valent que jalousie, Œdipe en vient à penser qu’on cherche à le détrôner, alors que le devin ne fait qu’énoncer la dérangeante vérité (« en moi vit la force du vrai », page 29).