Dans les caveaux d’un couvent, Alonzo, aidé d’un sinistre moine (qui a par le passé assassiné son père) attendent la nuit pour s’évader. Le lieu dans lequel ils se trouvent rappelle des souvenirs au compagnon d’Alonzo.
Ce dernier se rappelle comment il a faussement favorisé la fuite d’un couple (une jeune femme s’était déguisée en moine pour rejoindre celui qu’elle aimait, mis dans le couvent par sa famille) qu’il a ensuite enfermé dans l’un des caveaux.
« Dès que je les eus renfermés, je courus auprès du supérieur qui était furieux de l’outrage fait à la sainteté de son couvent [...] Il descendit avec moi dans le caveau. Les moines le suivirent les yeux enflammés de colère. Cette colère les aveuglait à tel point qu’ils eurent de la peine à découvrir la porte, même après que je la leur eus désignée à plusieurs reprises. Le supérieur de sa propre main enfonça plusieurs clous que les moines lui fournissaient officieusement, et ferma ainsi la gâche qui ne devait plus s’ouvrir. L’ouvrage ne fut pas long. Au premier bruit des pas qui retentirent dans le passage, les victimes poussèrent un cri, et un second quand les premiers coups de marteau furent donnés contre la porte. Elles crurent qu’elles avaient été découvertes et qu’une troupe de moines furieux voulaient enfoncer leur retraite. Ces terreurs se changèrent bientôt en d’autres bien plus affreuses, quand ils entendirent clouer la porte, et que les religieux se retirèrent. Ils jetèrent un dernier cri, mais qu’il était différent des autres ! c’était celui du désespoir : ils connaissaient leur sort.
« On avait cru m’imposer une pénitence en m’ordonnant de veiller à leur porte ; mais ce fut avec joie que je l’exécutai. Loin de considérer cet office comme pénible ou douloureux, je l’eusse pris par choix, quand même j’aurais été supérieur du couvent. [...] Je me plaçai donc à cette porte, à cette porte qui, semblable à celle de l’enfer de Dante, aurait pu porter pour inscription : Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance ! Mes regards exprimaient la pénitence, la joie était dans mon cœur. Je pouvais entendre chaque mot qui se disait. Pendant quelques heures ils s’efforçaient de se consoler mutuellement. Ils exprimaient tour-à-tour l’espoir de la délivrance, et quand mon ombre passant devant le seuil interceptait ou rendait la lumière, ils se disaient : « C’est lui. » Et un moment après ils ajoutaient : « Non, non, ce n’est pas lui. » Et ils étouffaient les sanglots du désespoir afin de se les cacher l’un à l’autre. [...] Ils réfléchissaient, ils délibéraient, et comme le malheur est toujours ingénieux, ils se disaient qu’il était impossible que le supérieur les eût renfermés là pour les laisser mourir de faim. À ces mots je ne pus m’empêcher de rire ; le bruit en frappa leurs oreilles et ils gardèrent un moment le silence. Pendant toute la nuit, j’entendis leurs gémissements ; c’était ceux de la douleur physique, auprès desquels les soupirs de sentiment les plus exaltés ne sont rien. J’avais lu des romans français et tous leurs inimaginables alambiquages. Madame de Sévigné dit elle-même qu’elle se serait fatiguée de sa fille pendant un long voyage en tête-à-tête avec elle ; mais renfermez deux amants dans un cachot sans nourriture, sans lumière et sans espoir, et je veux être damné (je le suis probablement déjà), s’ils ne se fatiguent l’un de l’autre en moins de douze heures.
« Le second jour, la faim et l’obscurité firent leur effet naturel. Ils demandèrent à grands cris la liberté et frappèrent avec force des coups réitérés à la porte. Ils dirent qu’ils étaient prêts à se soumettre à tous les châtiments qu’on leur imposerait, et l’approche des moines qu’ils avaient tant craint la nuit précédente, était alors l’objet de leurs vœux les plus ardents. [...]
« Quand les souffrances de la faim augmentèrent, ils quittèrent la porte et se traînèrent dans un coin, chacun de leur côté. Chacun de leur côté ! oh ! comme je guettais ce moment. L’inimitié remplaçait déjà l’amour dans leur cœur : quelle joie pour le mien ! Ils ne pouvaient se déguiser mutuellement les détails révoltants de ce qu’ils souffraient. Quelle différence pour deux amants de se placer devant une table abondamment servie ou de se coucher dans le sein de l’obscurité et de la famine ! D’échanger cet appétit qui a besoin des mets les plus délicats pour se réveiller, contre celui qui donnerait tous les trésors de l’amour pour un morceau de pain !
« La seconde nuit se passa alternativement en gémissements et en malédictions ; et dans leurs douleurs, je dois rendre justice aux femmes, quoique je les haïsse autant que les hommes, l’amant accusa son amante d’être la cause de toutes ses souffrances, tandis que jamais, jamais celle-ci ne lui fit le plus léger reproche. Ses gémissements pourraient à la vérité en être d’indirects et d’amers, mais elle ne prononça pas un seul mot qui pût le blesser. Je remarquai cependant un grand changement dans leurs sensations physiques. Le premier jour, ils étaient toujours ensemble, et chaque mouvement qu’ils faisaient semblait n’être fait que par une seule personne. Le second, l’homme lutta seul, la femme gémit dans sa faiblesse. La troisième nuit... comment la décrire ?... Mais vous m’avez dit de continuer. Toutes les plus horribles, les plus dégoûtantes souffrances de la faim étaient passées. La désunion de tous les liens du cœur, de la passion, de la nature, avait commencé. Ils se détestaient, ils se seraient même maudits s’ils en avaient eu la force. La quatrième nuit, j’entendis tout à coup la malheureuse femme jeter un cri... Son amant, dans le délire de la faim, avait attaché ses dents à son épaule. Ce sein sur lequel il avait si souvent reposé, allait lui servir de pâture...
- Monstre ! vous riez.
- Oui, je ris de tout le genre humain et du mensonge qu’il profère quand il parle d’amour. [...] Ce couple qui ne croyait pas qu’il lui fût possible d’exister l’un sans l’autre, qui avait tout risqué, qui avait foulé aux pieds toutes les lois divines et humaines pour se réunir, ce couple, dis-je, une heure de privations suffit pour le détromper. Les ennemis les plus irréconciliables ne se regardent pas avec plus d’horreur que ces amants. Malheureux ! vous étiez fiers d’avoir des cœurs ; moi, je me glorifiais de n’en point avoir ; qui de nous deux avait le plus raison ? Mon histoire est bientôt finie, et j’espère aussi que le jour ne tardera pas à baisser. La dernière fois que je suis venu en ce lieu, j’avais quelque chose pour m’exciter. C’est bien peu de parler d’un tel événement quand on a eu le bonheur d’en avoir été le témoin. Le sixième jour, je n’entendis plus rien, on décloua la porte. Nous entrâmes ; ils n’étaient plus. Ils étaient couchés assez loin l’un de l’autre, bien plus loin que sur ce simple lit de couvent que leur passion avait converti en couche voluptueuse. La femme était repliée sur elle-même ; elle avait dans la bouche une boucle de ses longs cheveux. Sur son épaule on voyait une légère cicatrice : c’était le seul outrage qu’elle eût souffert du désespoir de la faim. L’homme était étendu tout de son long ; sa main était entre ses lèvres ; il paraît que la force lui avait manqué pour exécuter le dessein qui l’y avait conduite. On enleva les corps pour les ensevelir. Quand ils furent exposés à la lumière, les longs cheveux de la jeune femme retombant autour d’un visage que ne déguisait plus l’habillement d’un novice, me rappela une ressemblance qui m’était familière et que je crus reconnaître. Je regardai de plus près... c’était ma sœur... la seule que j’eusse... et j’avais entendu sa voix s’affaiblir peu à peu !... J’avais entendu !...
Charles Robert Maturin, Melmoth ou l’homme errant