Un bourgeois, Monsieur Jourdain entend acquérir les manières des gens de qualité, celles d’un gentilhomme. À cet effet, il commande un nouvel habit, se lance dans l'apprentissage des armes, de la danse, de la musique et de la philosophie.
Maître de philosophie, Monsieur Jourdain
[...]
Maître de philosophie : Que voulez-vous donc que je vous apprenne ?
Monsieur Jourdain : Apprenez-moi l’orthographe.
Maître de philosophie : Très volontiers.
Monsieur Jourdain : Après vous m’apprendrez l’almanach, pour savoir quand il y a de la lune et quand il n’y en a point.
Maître de philosophie : Soit. Pour bien suivre votre pensée et traiter cette matière en philosophe, il faut commencer selon l’ordre des choses, par une exacte connaissance de la nature des lettres, et de la différente manière de les prononcer toutes. Et là-dessus j’ai à vous dire que les lettres sont divisées en voyelles, ainsi dites voyelles parce qu’elles expriment les voix ; et en consonnes, ainsi appelées consonnes parce qu’elles sonnent avec les voyelles, et ne font que marquer les diverses articulations des voix. Il y a cinq voyelles ou voix : A, E, I, O, U.
Monsieur Jourdain : J’entends (1) tout cela.
Maître de philosophie : La voix A se forme en ouvrant fort la bouche : A.
Monsieur Jourdain : A, A. Oui.
Maître de philosophie : La voix E se forme en rapprochant la mâchoire d’en bas de celle d’en haut : A, E.
Une œuvre verbale et musicale
Le Bourgeois gentilhomme est une comédie-ballet, c’est-à-dire une pièce de théâtre mêlant musique et danse.
L’expression « comédie-ballet » a été inventée par Molière et Jean-Baptiste Lully (qui a composé la musique du Bourgeois gentilhomme) en 1661.
Monsieur Jourdain : A, E, A, E. Ma foi ! oui. Ah ! que cela est beau !
Maître de philosophie : Et la voix I en rapprochant encore davantage les mâchoires l’une de l’autre, et écartant les deux coins de la bouche vers les oreilles : A, E, I.
Monsieur Jourdain : A, E, I, I, I, I. Cela est vrai. Vive la science !
Maître de philosophie : La voix O se forme en rouvrant les mâchoires, et rapprochant les lèvres par les deux coins, le haut et le bas : O.
Monsieur Jourdain : O, O. Il n’y a rien de plus juste. A, E, I, O, I, O. Cela est admirable ! I, O, I, O.
Maître de philosophie : L’ouverture de la bouche fait justement comme un petit rond qui représente un O.
Monsieur Jourdain : O, O, O. Vous avez raison, O. Ah ! la belle chose, que de savoir quelque chose !
Maître de philosophie : La voix U se forme en rapprochant les dents sans les joindre entièrement, et allongeant les deux lèvres en dehors, les approchant aussi l’une de l’autre sans les rejoindre tout à fait : U.
Monsieur Jourdain : U, U. Il n’y a rien de plus véritable : U.
Maître de philosophie : Vos deux lèvres s’allongent comme si vous faisiez la moue : d’où vient que si vous la voulez faire à quelqu’un, et vous moquer de lui, vous ne sauriez lui dire que : U.
Monsieur Jourdain : U, U. Cela est vrai. Ah ! que n’ai-je étudié plus tôt, pour savoir tout cela ?
Maître de philosophie : Demain, nous verrons les autres lettres, qui sont les consonnes.
Monsieur Jourdain : Est-ce qu’il y a des choses aussi curieuses qu’à celles-ci ?
Maître de philosophie : Sans doute. La consonne D, par exemple, se prononce en donnant du bout de la langue au-dessus des dents d’en haut ! Da.
Monsieur Jourdain : Da, da. Oui. Ah ! les belles choses ! les belles choses !
Maître de philosophie : L’F en appuyant les dents d’en haut sur la lèvre de dessous : Fa.
Monsieur Jourdain : Fa, fa. C’est la vérité. Ah ! mon père et ma mère, que je vous veux de mal !
Maître de philosophie: Et l’R, en portant le bout de la langue jusqu’au haut du palais, de sorte qu’étant frôlée par l’air qui sort avec force, elle lui cède, et revient toujours au même endroit, faisant une manière de tremblement : Rra.
Monsieur Jourdain : R, r, ra, R, r, r, r, r, ra. Cela est vrai. Ah ! l’habile homme que vous êtes ! et que j’ai perdu de temps ! R, r, r, ra.
Maître de philosophie : Je vous expliquerai à fond toutes ces curiosités.
Monsieur Jourdain : Je vous en prie. Au reste, il faut que je vous fasse une confidence. Je suis amoureux d’une personne de grande qualité, et je souhaiterais que vous m’aidassiez à lui écrire quelque chose dans un petit billet (2) que je veux laisser tomber à ses pieds.
Maître de philosophie : Fort bien.
Monsieur Jourdain : Cela sera galant (3), oui ?
Maître de philosophie : Sans doute. Sont-ce des vers que vous lui voulez écrire ?
Monsieur Jourdain : Non, non, point de vers.
Maître de philosophie : Vous ne voulez que de la prose ?
Monsieur Jourdain : Non, je ne veux ni prose ni vers.
Maître de philosophie : Il faut bien que ce soit l’un ou l’autre.
Monsieur Jourdain : Pourquoi ?
Maître de philosophie : Par la raison, Monsieur, qu’il n’y a pour s’exprimer que la prose ou les vers.
Monsieur Jourdain : Il n’y a que la prose ou les vers ?
Maître de philosophie : Non, Monsieur : tout ce qui n’est point prose est vers ; et tout ce qui n’est point vers est prose.
Monsieur Jourdain : Et comme l’on parle, qu’est-ce que c’est donc que cela ?
Maître de philosophie : De la prose.
Monsieur Jourdain : Quoi ? quand je dis : « Nicole, apportez-moi mes pantoufles, et me donnez mon bonnet de nuit », c’est de la prose ?
Maître de philosophie : Oui, Monsieur.
Le mot « bourgeois » désigne tout d’abord l’habitant d’un bourg (un gros village où se tiennent les marchés) et plus généralement d’une ville.
L’habitant de villes commerçantes devient vite synonyme d’aisance et de possession de droits et de biens immobiliers.
Plus tard, le bourgeois se définit par son appartenance à un groupe social aisé, la bourgeoisie.
Déjà, à l’époque de Molière, le bourgeois a des rêves de noblesse.
Monsieur Jourdain : Par ma foi ! il y a plus de quarante ans que je dis de la prose sans que j’en susse (4) rien, et je vous suis le plus obligé du monde de m’avoir appris cela. Je voudrais donc lui mettre dans un billet : Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour ; mais je voudrais que cela fût mis d’une manière galante, que cela fût tourné gentiment (5).
Maître de philosophie : Mettre que les feux de ses yeux réduisent votre cœur en cendres ; que vous souffrez nuit et jour pour elle les violences d’un…
Monsieur Jourdain : Non, non, non, je ne veux point tout cela ; je ne veux que ce que je vous ai dit : Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour.
Maître de philosophie : Il faut bien étendre un peu la chose.
Monsieur Jourdain : Non, vous dis-je, je ne veux que ces seules paroles-là dans le billet ; mais tournées à la mode ; bien arrangées comme il faut. Je vous prie de me dire un peu, pour voir, les diverses manières dont on les peut mettre.
Maître de philosophie : On les peut mettre premièrement comme vous avez dit. Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour. Ou bien : D’amour mourir me font, belle Marquise, vos beaux yeux. Ou bien : Vos yeux beaux d’amour me font, belle Marquise, mourir. Ou bien : Mourir vos beaux yeux, belle Marquise, d’amour me font. Ou bien : Me font vos yeux beaux mourir, belle Marquise, d’amour.
Monsieur Jourdain : Mais de toutes ces façons-là, laquelle est la meilleure ?
Maître de philosophie: Celle que vous avez dite : Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour.
Monsieur Jourdain : Cependant je n’ai point étudié, et j’ai fait cela tout du premier coup. Je vous remercie de tout mon cœur, et vous prie de venir demain de bonne heure.
Maître de philosophie : Je n’y manquerai pas.
Monsieur Jourdain à son laquais : Comment ? mon habit n’est point encore arrivé ?
Second laquais : Non, Monsieur.
Monsieur Jourdain : Ce maudit tailleur me fait bien attendre pour un jour où j’ai tant d’affaires. J’enrage. Que la fièvre quartaine puisse serrer bien fort le bourreau de tailleur ! Au diable le tailleur ! La peste étouffe le tailleur ! Si je le tenais maintenant, ce tailleur détestable, ce chien de tailleur-là, ce traître de tailleur, je…
Le Bourgeois gentilhomme de Molière, Acte II, scène 4
Notes :
1 - Je comprends.
2 - Courte lettre.
3 - Élégant, gracieux et distingué.
4 - Verbe « savoir » au subjonctif imparfait.
5 - Joliment, avec élégance, noblesse.
1. Lisez tout d’abord le texte, puis regardez la vidéo. Lequel préférez-vous ? Expliquez votre préférence.
2. L’extrait que vous avez regardé met en scène le texte de Molière selon les règles du grand siècle. Pouvez-vous en énumérer quelques-unes (sur la mise en scène, l’éclairage, le jeu des acteurs, la prononciation…) ?
3. À quoi tient le comique de cette scène ? Donnez des exemples.
4. Quelles sont les deux choses que monsieur Jourdain apprend avec le maître de philosophie ?
5. Depuis combien de temps savez-vous de telles choses ?
6. Quelle est la réaction de monsieur Jourdain lorsqu’il apprend à prononcer les voyelles ? Citez au moins deux exemples.
7. Quels mots, quels signes de ponctuation sont utilisés quand monsieur Jourdain exprime sa joie ?
8. Monsieur Jourdain vous semble-t-il être un personnage intelligent ? Justifiez votre réponse.
9. Pour quelle raison souhaite-t-il apprendre ? Trouvez des indices dans le texte.
10. Monsieur Jourdain veut apprendre l’alphabet ; il veut aussi apprendre à manier les armes, à danser ; il veut changer de vêtements.
Quel personnage de La Fontaine souhaite, comme lui, changer totalement ? Pourquoi ?
1. Suivez les conseils du maître de philosophie et développez un peu cette déclaration d’amour : « Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour. »
2. Imaginez un petit dialogue dans lequel, comme maître de philosophie, vous expliquez comment prononcer certaines consonnes.
Ne manquez pas de faire s’exclamer de joie la personne à laquelle vous expliquez ces merveilles.
Le bourgeois gentilhomme (mise en scène de Jean-Louis Martin-Barbaz, 1981)
Source : Gallica