Baudelaire écrit dans le projet d’épilogue des Fleurs du mal : « Tu m’as donné ta boue et j’en fait de l’or ». Dans quelle mesure ce vers s’applique-t-il à ce recueil poétique ?
Au mois de mai 1860, Charles Baudelaire travaille à un épilogue qu’il doit terminer comme il l’indique à son éditeur Poulet-Malassis : « Je travaille aux Fleurs du Mal. Dans très peu de jours, vous aurez votre paquet, et le dernier morceau ou épilogue, adressé à la ville de Paris, vous étonnera vous-même, si toutefois je le mène à bonne fin (en tercets ronflants) ».
On sait ce qu’il en est et le poète n’a jamais achevé ce qui est resté un projet dans lequel Baudelaire déclare son amour pour la ville de Paris (« Je t’aime, ô capitale infâme !) et énumère (lupanar, débauches, vice...) ce qu’il résume à la fin par le terme « boue » : « Tu m’as donné ta boue et j’en fait de l’or ».
Le substantif fait donc métaphoriquement référence à tout ce qui est vil, sans valeur voire moralement condamnable puisqu’au mot sont associées des connotations péjoratives se rapportant à l’abjection, à l’infamie (que l’on songe à des expressions comme « traîner dans la boue »). Alchimiste, le poète opère ainsi une transmutation de la boue d’un réel fort prosaïque en un or poétique.
Cette citation de l’épilogue signifie-t-elle que le poète s’est rué dans la fange pour en faire le sujet de sa poésie ? Ce serait donner raison à ses détracteurs et, entre autres, à la critique du Figaro qui publiait ces lignes le 5 juillet 1857 : « L'odieux y coudoie l'ignoble, le repoussant s'y allie à l'infect. Jamais on ne vit mordre et même mâcher autant de seins dans si peu de pages ; jamais on n'assista à une semblable revue de démons, de fœtus, de diables, de chloroses, de chats et de vermine. »
Peut-on donc affirmer que la poésie de Baudelaire est celle de l’odieux, de l’ignoble, en un mot de la boue ? Et si oui, faut-il voir dans l’ouvrage de Baudelaire un amoncellement fangeux moralement condamnable qui ne trouverait aucune justification sinon celle d’une boue qui ferait l'objet d’une transformation ?
Nous verrons dans quelle mesure la citation de l’épilogue s’applique au recueil des Fleurs du mal, puis nous montrerons de quel nature est cet « or » poétique, et enfin quels sont les enjeux esthétiques d’une telle conception de la poésie.
Dans le projet d’épilogue, deux vers avant le vers « Tu m’as donné ta boue et j’en fait de l’or », Baudelaire se compare à « un parfait chimiste » lequel effectue donc cette opération de transformation de la boue en or. À l’autre bout du recueil, dès l’adresse « Au lecteur », cette opération de transmutation était — quoique pour des raisons très différentes — déjà évoquée dans la troisième strophe à travers les termes « Satan Trismégiste », « riche métal », « ce savant chimiste ». On trouve même une mention du « chemin bourbeux » emprunté par le poète et nous-même, l ‘« hypocrite lecteur ». La notion de « chimie » poétique voire d’ « alchimie » (que l’on songe à « Alchimie de la douleur ») traverse donc le recueil de part en part, du début à la fin. Le thème de la boue n’est pas moins omniprésent dans le recueil des Fleurs du mal. Qu’on pense au « Sept Vieillards » (« Dans la neige et la boue il allait s’empêtrant »), au « Vin des chiffonniers » (« Au cœur d’un vieux faubourg, labyrinthe fangeux » ) ou encore à « Brumes et pluies » (« Ô fin d’automne, hivers, printemps trempés de boue,/ Endormeuses saisons ! Je vous aime vous loue. »).
Ce ne sont que quelques exemples et l’on pourrait les multiplier (on retrouve le terme dans « Le Cygne », « Le Monstre »...). La boue est manifestement un thème que l’on ne peut manquer dans la poésie de Baudelaire. C’est que littéralement, dans le Paris du XIXe siècle, on marche dans la boue. On en a la preuve chez Baudelaire lui-même dans les Petits poèmes en prose :
« — Mon cher, vous connaissez ma terreur des chevaux et des voitures. Tout à l’heure, comme je traversais le boulevard, en grande hâte, et que je sautillais dans la boue, à travers ce chaos mouvant où la mort arrive au galop de tous les côtés à la fois, mon auréole, dans un mouvement brusque, a glissé de ma tête dans la fange du macadam. Je n’ai pas eu le courage de la ramasser. »
Mais est-ce à dire que c’est là un simple thème traité par le poète en raison d’une familiarité certes bien ennuyeuse mais inévitable pour le Parisien du Second Empire ? En fait, on a vu et on verra que cette boue était l’objet d’une transmutation, d’une transformation poétique faisant de la laideur quelque chose de beau.
Nous l’avons dit, la boue est une métaphore désignant aussi bien ce qui est sale physiquement (le Paris du XIXe siècle) que moralement (ceux qui habitent cette ville). Ainsi, la boue a partie liée avec le mal, avec la misère sociale dans « Le Vin des Chiffonniers » par exemple ou encore ans les deux « Crépuscules » où l’on croise « catins » et « escrocs » (« Le Crépuscule du soir ») et où s’expriment les « rêves malfaisants », « la lésine » (« Le Crépuscule du matin »). En somme, Paris devient chez Baudelaire le lieu allégorique du théâtre du mal dans la section des Tableaux parisiens ou du Vin. Ici, le temps, la vieillesse et la Mort sont omniprésents.
Il appartient toutefois au poète de sublimer cette matière, ce que montre le poème « Le Soleil » dans lequel l’astre transforme le réel :
Quand, ainsi qu’un poète, il descend dans les villes,
Il ennoblit le sort des choses les plus viles,
Et s'introduit en roi, sans bruit et sans valets,
Dans tous les hôpitaux et dans tous les palais.
Mais précisément, comme le soleil, la mission poétique consiste à faire la lumière sur ce qui est caché, à le montrer, à le révéler en somme, à non seulement l’exposer poétiquement, mais par la même occasion à l’embellir. Le laid devient donc beau comme dans « Une Charogne ». Plus précisément, c’est la représentation du laid qui devient belle. À qui s’interrogerait sur un tel choix esthétique, il conviendra de montrer qu’il y a là une dualité (comme le suggère la section Spleen et Idéal). Le poète ne saurait choisir entre la boue et l’or. Ce ne peut être l’un ou l’autre, mais l’un et l’autre. La femme n‘est-elle pas à la fois muse et vampire (« Les Métamorphoses du vampire »), le poète n’est-il pas à la fois béni et maudit (voir, par exemple « Bénédiction »), etc. ?
L'impossibilité de ce choix se trouve dès le poème « Correspondances », dans lequel Baudelaire exprime l’idée d’un lien entre les contraires : « Dans une ténébreuse et profonde unité, / Vaste comme la nuit et comme la clarté, / Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ». Dans ces vers, les opposés (la nuit et la clarté) sont donc indissociables (le poète parle bien d’unité). On pourrait multiplier les exemples qui soulignent l'entrelacs de la boue et de l’or, du beau et du laid. Que l’on songe aux nombreux oxymores tels que la « superbe carcasse » dans « Une Charogne », à leur coordination (« [...] noire et pourtant lumineuse » dans « Un Fantôme »), ou encore au titre qui fait de la beauté une fleur du mal. Le projet poétique est inscrit dès le titre dans l’alliance de ce nom (« fleurs » connoté méliorativement) et de ce complément (« du mal » connoté péjorativement). etc. Dans « Une charogne », on a une comparaison du cadavre avec une fleur ! Hypotypose de l'objet pour qu’on voie la charogne. Le poète nous met la mort devant les yeux. Excès de réalisme ? Non, rappel philosophique.
Non seulement les contraires sont indissociables, mais ils « se répondent ». Ils sont même constitutifs de la nature humaine. Rappelons-nous de la désormais célèbre double postulation dans Mon cœur mis à nu : « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan. L'invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre. » Ainsi, la nature humaine est complexe. Un Guy de Maupassant ne dira pas autre chose (voir par exemple la nouvelle « Sur l’eau ») et Charcot ou Freud ne sont pas si loin.
Mais on aurait tort de croire, comme le journaliste du Figaro, que le poète se complait dans une fange immorale. D’une part, on l’a vu, le sujet est inéluctable, c’est une réalité topographique, mais surtout il s’inscrit dans un objectif poétique de transformation qui renvoie à un désir d’ailleurs, autre grand thème baudelairien. Le poème « Mœsta et errabunda » ne dit pas autre chose : « Emporte-moi, wagon ! enlève-moi frégate ! / Loin ! loin ! ici la boue est faite de nos pleurs ! » Baudelaire y évoque au vers 2 « l’immonde cité » qui dit assez par ailleurs la condamnation morale dont elle fait l’objet. Désir d’un ailleurs qui s’exprime tout au long des Fleurs du mal et conclut d’ailleurs le recueil dans « Le Voyage ».
En effet, dans « Mœsta et errabunda », l’enjeu consiste bien à quitter cette boue. L’homme qui a les deux pieds dans la boue perçoit, dans un mouvement vertical, les cieux et, de la noirceur, contemple la lumière : « Tel le vieux vagabond, piétinant dans la boue, / Rêve, le nez en l’air, de brillants paradis ; » (« Le Voyage »)
Somme toute, on a ici l’idée très platonicienne d’une transcendance perçue à travers le rêve.
Ainsi, les poèmes des Fleurs font valoir l’irrémédiable distance qu’il y a entre le monde et un ailleurs qui s’exprime dans un platonisme évident (remarquer le mot « Idée » avec une majuscule) dans « L’Irrémédiable » :
« Une Idée, une Forme, un Être
Parti de l’azur et tombé
Dans un Styx bourbeux et plombé
Où nul œil du Ciel ne pénètre »
Mais ce qui prédomine alors, c’est l’idée d’une chute de l’humanité tombée dans le péché (la boue) d’où le vocabulaire très religieux qui abonde dans le recueil. Dès lors, seul l’art permet de rendre supportable la laideur du monde et le spleen qu’elle engendre. En somme, l’art, le beau rendent la boue supportable, ils rendent « L’univers moins hideux et les instants moins lourds ». (« Hymne à la beauté »)
On a vu que la boue et l’or étaient indissociables (voir encore à ce sujet « Hymne à la Beauté »). L’un ne va pas sans l’autre. Si la boue du réel est transformée en or de la poésie, y a-t-il là quelque chose de nouveau ? Eh bien, les poètes du XVIe ne faisaient pas autre chose. L’écriture a souvent eu pour objectif de transformer ce qui est douloureux en chant poétique. Que l’on songe au lyrisme d’Orphée ou à Joachim du Bellay qui dans Les Regrets (sonnet XII) écrit :
Je ne chante, Magny, je pleure mes ennuis,
Ou, pour le dire mieux, en pleurant je les chante,
Si bien qu’en les chantant, souvent je les enchante :
Voilà pourquoi, Magny, je chante jours et nuits.
En somme, l'œuvre de Baudelaire s’inscrit dans une tradition poétique que l’on pourrait qualifier de classique, et ce sera l’un des premiers poncifs de la grande réhabilitation de Baudelaire notamment lors du cinquantième anniversaire de sa mort : Baudelaire est un classique. Seulement, ce serait aller un peu vite en besogne et omettre ce qui fait la spécificité de son œuvre.
Le poème « La Muse malade » souligne l’opposition entre un passé grec rayonnant et un présent défini par la maladie et le péché. Dès lors, le poète s’interroge et se demande si sa muse (l’inspiration poétique) n’est pas perdue dans « un fabuleux Minturnes » (terme désignant un marécage romain), ce qui renvoie sinon à la boue du moins au bourbier.
Par ailleurs, dans Les Épaves, le poème « Le coucher du soleil romantique » propose une réflexion sur l’état de la poésie française en 1862. Ce soleil se couchant métaphorise le crépuscule de la poésie romantique et l’émergence de la poésie moderne qui est la poésie de la nuit, de la laideur et de l’angoisse :
L'irrésistible Nuit établit son empire,
Noire, humide, funeste et pleine de frissons ;
Une odeur de tombeau dans les ténèbres nage,
Et mon pied peureux froisse, au bord du marécage,
Des crapauds imprévus et de froids limaçons.
On notera que le poète n’a pas d’autre choix que de subir cette disparition du soleil, pas plus qu’un Musset ne pourra échapper au mal du siècle.
Que restait-il à Baudelaire une fois que le soleil s’était retiré ? Une poésie de la nuit, de la boue, du péché. Mais alors la poésie devient œuvre alchimique et entreprend de transformer cette matière vile en or poétique. Le projet d’épilogue est une conclusion (inachevée voire inachevable ?) qui souligne que l’activité poétique consiste à transformer le mal en fleurs. Baudelaire s’est fait le poète du mal. Cf. projet de préface de la deuxième édition : « Des poètes illustres s'étaient partagé depuis longtemps les provinces les plus fleuries du domaine poétique. Il m'a paru plaisant, et d'autant plus agréable que la tâche était plus difficile, d'extraire la beauté du Mal. »
C’est donc aussi un défi poétique que le poète exprime dans L’Art romantique :
« Celui qui n’est pas capable de tout peindre, les palais et les masures, les sentiments de tendresse et ceux de cruauté, les affections limitées de la famille et la charité universelle, la grâce du végétal et les miracles de l’architecture, tout ce qu’il y a de plus doux et tout ce qui existe de plus horrible, le sens intime et la beauté extérieure de chaque religion, la physionomie morale et physique de chaque nation, tout enfin, depuis le visible jusqu’à l’invisible, depuis le ciel jusqu’à l’enfer, celui-là, dis-je, n’est vraiment pas poëte dans l’immense étendue du mot et selon le cœur de Dieu. »
Et il ajoute plus loin qu’en restreignant le champ poétique, « Vous infirmez ainsi le sens universel du mot poésie. » En somme, Baudelaire redéfinit la mission poétique traçant la voie (voix ?) à suivre. Que l’on songe à Rimbaud :
« Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. — Et je l’ai trouvée amère. — Et je l’ai injuriée. »
Mais surtout il brise le lien tout classique entre art et beau.
Le vrai, le beau et le bien, au XIXe, vont encore ensemble (persistance de la philosophie néo-platonicienne). Le titre Les Fleurs du mal liant le beau (fleurs) et le mal (laid) sonne comme une provocation. Baudelaire brise ce lien entre le beau et le bien et affirme que le mal peut être beau, suivant en ceci les préceptes romantiques (voir par exemple la préface de Cromwell ou le poème « J’aime l'araignée et j’aime l’ortie » de Victor Hugo dans Les Contemplations).
On peut enfin citer le projet de préface des Fleurs du mal dans lequel Baudelaire refuse de confondre « les bonnes actions avec le beau langage » et de confondre « l’encre avec la vertu ». Rompant avec la tradition poétique, refusant les sujets faciles (« les provinces les plus fleuries du domaine poétique »), Baudelaire entreprend un défi poétique : « Il m’a paru plaisant, et d’autant plus agréable que la tâche était plus difficile, d’extraire la beauté du Mal ». En somme, le vrai, le bien et le beau ne s’impliquent plus. C’est « une invention de la philosophaillerie moderne » dit Baudelaire. Le vrai a son domaine : la science. Le bon, la morale. Le beau, l’art. Toute une esthétique moderne vient de naître : de la décadence au surréalisme en passant par le symbolisme.
Les mots de l'épilogue peuvent apparaître comme une réponse au Figaro et il est vrai que le recueil peut se lire comme un douloureux parcours de réussir l'entreprise alchimique mais il serait faux de l’y réduire tant il est vrai que le recueil des Fleurs du mal abonde en poèmes qui illustrent la beauté des choses, les trésors de la mémoire, le temps retrouvé... On peut encore évoquer la dimension sociale de certains poèmes de factures anciennes comme « Le vin des chiffonniers » (voir aussi la préface du livre de poche.) En fait, le recueil de Baudelaire est d’une richesse qui donnerait raison au poète quand il écrit « je me suis arrêté devant l’épouvantable inutilité d’expliquer quoi que ce soit à qui que ce soit » (projet de préface). Il n’en reste pas moins que les Fleurs du mal si mal accueillies du vivant de l’auteur ont marqué leur siècle et redéfini l’enjeu poétique. Baudelaire bouleverse une France romantique néo-classique, baroque par certains aspects, gothique par d’autres mais fidèle à l’esprit de Raphaël. C’est la France de David et d’Ingres. Si Baudelaire est classique par certains côtés, il est sensible à d’autres conceptions de la beauté qu’il trouve notamment dans la peinture, chez Delacroix, chez Manet ensuite. Voir « Les Phares » (peintres qui ne sont pas classiques et qui ont un autre rapport de la beauté). Ne s’agit-il pas de trouver du nouveau absolument ?