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Séance 1 Des cannibales

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Des cannibales
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Montaigne, qui s'intéresse de près à la découverte du Nouveau Monde et aux cultures indiennes, s'attaque ici à l'idée commune qui veut que ces peuples soient des « barbares » non civilisés.

Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation (1), à ce qu’on m’en a rapporté ; sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage. Comme de vrai nous n’avons autre mire de la vérité, et de la raison, que l’exemple et idée des opinions et usances (2) du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police (3), parfait et accompli usage de toutes choses. Ils sont sauvages de même que nous appelons sauvages les fruits que nature de soi et de son progrès (4) ordinaire a produits : là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice, et détournés de l’ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. En ceux-là sont vives et vigoureuses les vraies, et plus utiles et naturelles, vertus et propriétés ; lesquelles nous avons abâtardies en ceux-ci, les accommodant au plaisir de notre goût corrompu. Et si pourtant (5) la saveur même et délicatesse se trouvent, à notre goût même, excellentes à l’envi des nôtres (6) en divers fruits de ces contrées-là, sans culture, ce n’est pas raison que l’art gagne le point d’honneur sur notre grande et puissante mère nature. Nous avons tant rechargé (7) la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions, que nous l’avons du tout (8) étouffée. Si est-ce que (9) partout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprises.

Et veniunt hederae sponte sua melius,
Surgit et in solis formosior arbutus antris,
Et volucres nulla dulcius arte canunt (10).

Montaigne, « Des Cannibales », Essais, livre I, chap. 31

Pour préparer cette séance

Répondez aux questions ci-dessous.

  1. Qui est Michel de Montaigne ?
  2. À quel mouvement est-il assimilé ? Définissez-le rapidement (pour cela, lisez l’une ou l’autre des pages suivantes : Vikidia, Wikipédia, Larousse, histoire-france.net).
  3. Pour quel ouvrage est-il célèbre ? En quelques mots, dites en quoi consiste cet ouvrage.
  4. Chercher l’étymologie des mots « cannibale », « police », « sauvage », « altéré », et « artifice ».

Notes :

1 - Montaigne évoque ici le Brésil.
2 - Usages.
3 - Le parfait gouvernement.
4 - Processus.
5 - Par conséquent.
6 - À l’opposé des nôtres.
7 - Surchargé.
8 - Totalement.
9 - En tout cas.
10 - « Le lierre vient mieux de lui-même, l’arbousier croît plus beau dans les grottes solitaires et les oiseaux ont un chant plus mélodieux sans travail » (Properce, Élégies)


Séance 1 Des cannibales (éléments de correction)

Introduction

En introduction, évoquer la découverte du Nouveau monde et de sa conquête par les Européens au XVIe siècle. On peut également évoquer le mot « cannibale » emprunté à l’espagnol caníbal (Christophe Colomb, 1492), lui-même dérivé de l’arawak caniba désignant les Indiens caraïbes des Antilles.

Le mot « cannibale » n'apparaît que dans le titre et non dans le texte. Il évoque l’anthropophagie attribuée aux amérindiens qui avait fortement choquée l’Europe. Montaigne, par provocation, reprend ce terme pour lui substituer le mot « barbare » et nous inviter à la réflexion ainsi qu’à surmonter nos préjugés (➝ problématique).

« Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie », écrit un peu plus loin Montaigne. C’est bien la raison qui dicte les propos qui suivent.

Mouvements du texte

  1. Le premier mouvement court de la première ligne (« Or je trouve, pour revenir à mon propos ») jusqu’à « Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses. » ➝ définition d’une « barbarie » qui trouverait son point d’origine dans l’ethnocentrisme.
  2. Une comparaison (« de même que ») entre les peuples et les fruits ainsi qu’entre la nature et l’art, entre le vrai et l’artifice.
  3. Conclusion de l’extrait (« Et si pourtant ») opérant un renversement et parvenant à l’idée de la supériorité de la nature sur l’art (« notre grande et puissante mère nature »).

Éléments d’analyse

Le premier mot est une conjonction de coordination indiquant aussi bien l’opposition que la cause. Après de multiples détours (incipit exposant quelques apophtegmes, considérations sur l’origine du Nouveau monde, sur la véracité d’un témoignage), Montaigne en arrive à la conclusion dont ce texte est l’objet et que nous allons étudier.
Rappelons qu’au chapitre 11 (« Des Boiteux », livre III), Montaigne revendique la liberté d’une pensée qui évolue « à sauts et à gambades ». On trouve donc de nombreuses digressions dans les Essais, ce qui explique le complément « pour revenir à mon propos » (on trouvera plus loin encore « Pour revenir à notre histoire »).
La première phrase suffit à définir le genre de l’essai (qui relève de l’argumentation directe) : pronoms personnels « je » désignant le locuteur + « nous », utilisation du présent de l’indicatif ➝ présent gnomique (« il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation »).

À rappeler : les Essais passent de l’étude du moi à une réflexion sur « l’humaine condition ».

Montaigne prend le contre-pied d’un propos généralement admis (le sauvage, c’est l’autre), mais certaine prudence de l’auteur (le verbe « trouve », « à ce qu’on m’en a rapporté »). Le mot « essai » vient du latin « exagium » et signifie « pesage, poids ». L’auteur se livre à un examen des choses. Il s’agit d’une réflexion et d’une démonstration, la même que celle à laquelle se livre Montesquieu à la lettre 59 : « Il me semble, Usbek, que nous ne jugeons jamais des choses que par un retour secret que nous faisons sur nous-mêmes » (voir séance 1).

Il s’agit de nier le préjugé, d’où les nombreuses négations (« il n’y a rien de barbare », « ce qui n’est pas de son usage », « nous n’avons autre mire de la vérité et de la raison que »). Remise en cause de ce que nous considérons comme étant la vérité et qui se laisse définir par la négation, par ce qui n’est pas nous et par ce qui s’y oppose. Le barbare, c’est d’abord l’autre. Étymologiquement, c’est celui qui ne parle pas grec, c’est celui qui n’est pas compris, et que nous ne pouvons pas comprendre (sans l’effort de la réflexion que propose Montaigne).

Moquerie de Montaigne « Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses. ». Rythme ternaire, répétition de l’adjectif. Insistance ironique.

Opposition entre nature et culture.

« En ceux-là sont vives et vigoureuses les vraies, et plus utiles et naturelles, vertus et propriétés » : abondance de la conjonction de coordination « et » marquant l’accumulation et donc la richesse de la nature. Emploi du superlatif « et plus ».

Paradoxe humaniste puisque l’humanisme revendique la force de la culture (ou pour le dire en latin des « humanitas ») ? Il s’agit plutôt de dénoncer la vanité humaine (« nos vaines et frivoles entreprises ») étouffant la nature. On peut y voir aussi la volonté de procéder à un relativisme qui rétablit la balance et reconnaît les beautés de la nature.

Naissance du mythe du bon sauvage (lisez cet article synthétique résumant bien ce thème qui animera de vives controverses tout au long du XVIIIe siècle) qui sera développé par Rousseau dans son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes.

Importance des citations chez Montaigne qui témoignent du goût pour l’Antiquité et la sagesse des Anciens qu’ont développé les humanistes. Elles jouent également le rôle de l’argument d’autorité.

Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes
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